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Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Tzvetan Todorov est historien et directeur de recherche honoraire au CNRS. Tous deux ont traversé l’époque de manière singulière. Le premier, né en 1937 dans une famille d’immigrés juifs d’Europe centrale et orientale, fut l’un des rares rescapés de la rafle du 10 janvier 1944 à Bordeaux et popularisa, bien des années plus tard, le concept de « résilience », cette capacité psychique à se reconstruire après un traumatisme. Le second, né en 1939 à Sofia (Bulgarie) et théoricien de la littérature, rejoint Paris en 1963 et s’attache depuis les années 1980 aux questions mémorielles et au rapport à l’autre.

Tous deux dialoguent sur la capacité des individus à basculer dans la « barbarie » ou bien d’y résister au moment où une Europe meurtrie et apeurée par les attentats s’interroge sur son devenir.

[…]


(Tzvetan Todorov)


(Boris Cyrulnik)

Boris Cyrulnik : Aujourd’hui, sur environ 8 400 fichés « S », rappelle une enquête du CNRS, on dénombre près de 100 psychopathes. La psychopathie, ce n’est pas une maladie mentale, mais une carence éducative et culturelle grave. Ce sont des enfants qui n’ont pas été structurés par leur famille, ni par la culture ni par leur milieu. Quand il n’y a pas de structure autour d’un enfant, il devient anomique, et l’on voit réapparaître très rapidement des processus archaïques de socialisation, c’est-à-dire la loi du plus fort.

Michelet le disait : quand l’Etat est défaillant, les sorcières apparaissent. Cent psychopathes sur 8 400 cas, c’est la preuve d’une défaillance culturelle. […]

Tzvetan Todorov : Très souvent, ces jeunes qui s’égarent dans le djihad cherchent un sens à donner à leur vie, car ils ont l’impression que la vie autour d’eux n’a pas de finalité. S’ajoute à leurs échecs scolaires et professionnels le manque de cadre institutionnel et spirituel. Quand je suis venu en France en 1963, il existait un encadrement idéologique très puissant des jeunesses communistes et des jeunesses catholiques. Tout cela a disparu de notre horizon et le seul épanouissement, le seul aboutissement des efforts individuels, c’est de devenir riche, de pouvoir s’offrir tel ou tel signe extérieur de réussite sociale.
De façon morbide, le djihad est le signe de cette quête globale de sens. […]

Y a-t-il des héros ou des contre-récits qui pourraient permettre de structurer davantage leur univers mental ?

Tzvetan Todorov :

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Dans une classe d’une école parisienne aujourd’hui, on trouve des enfants de quinze origines différentes. Comment, sans rire, leur parler de nos ancêtres les Gaulois ?

Je ne pense pas pour autant qu’il faudrait leur enseigner l’histoire ou la mémoire des quinze nationalités qui se retrouvent dans cette classe. On doit leur apprendre une histoire de la culture dominante, celle du pays où l’on se trouve, mais de manière critique, c’est-à-dire où l’on n’identifie aucune nation avec le Bien ou le Mal. […]

Comment expliquez-vous ce qui apparaît comme une déprime collective française ?

[…]

Pourtant, les attentats et le retour du tragique de l’Histoire sur notre sol ont bel et bien miné le quotidien de chacun… La France serait-elle une nation résiliente ?

Boris Cyrulnik : La réaction aux attentats a été magnifique à Paris et honteuse à Nice. Les Parisiens et les Français se sont solidarisés pour signifier : « Nous ne nous soumettrons pas, mais nous ne nous vengerons pas. Ne nous laissons pas entraîner dans la spirale de la violence. » J’étais à Munich, le soir du Bataclan. Le lendemain, dans les rues, j’ai vu des manifestants de Pegida qui n’attendaient qu’un incident pour déclencher une ratonnade.

A Nice, quand les familles musulmanes ont voulu se rendre sur les lieux du massacre pour se recueillir, on leur a craché dessus en criant : « Rentrez chez vous, sales Arabes. » Or ils sont chez eux puisqu’ils sont Français.

Par ailleurs, je ne comprends pas le mouvement de lutte contre l’islamophobie, qui fait des procès à ceux qui ont peur de l’islam et n’en fait pas aux assassins qui provoquent la peur de l’islam. Pour éviter les réactions racistes et s’opposer aux terroristes, il faut se rencontrer et parler. Plus on se rencontre, moins il y a de préjugés.

Le Monde

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