Il est arrivé sans prévenir, discrètement, héros sans emploi à l’époque du plein-emploi. Le 28 février 1957, Gaston Lagaffe frappe pour la première fois à la porte de la rédaction du journal Spirou. Il n’a alors pas de nom, et son look reste perfectible. Chemise blanche, nœud pap’, mocassins en cuir, l’intrus au regard candide n’a pas encore adopté le pull vert à col roulé et les espadrilles fatiguées qui le caractériseront rapidement. Muet, il tape l’incruste, avant de se décider à prendre la parole six semaines plus tard, dans un dialogue à la Beckett avec Spirou: «Qui êtes-vous? – Gaston. – Qu’est-ce que vous faites ici? – J’attends. – Vous attendez quoi? – J’sais pas… – Qui vous a envoyé? – On m’a dit de venir… – Qui? – Sais plus…»
Soixante ans après sa première apparition, le roi de la gaffe sévit toujours. Le pire employé de bureau du monde est même devenu un mythe. Et pourtant, ce n’était pas gagné d’avance. Quand André Franquin, 33 ans en 1957, se pointe dans le bureau d’Yvan Delporte, le rédacteur en chef du journal Spirou, il n’a pas encore de projet bien ficelé. […]
Le personnage de Gaston va servir de bouche-trou rédactionnel. «Il y avait à cette époque deux éditions au journal Spirou, une à destination de la France, l’autre de la Belgique. Les annonceurs n’étaient pas les mêmes. Parfois il y avait des vides dans la mise en page», explique Christelle Pissavy-Yvernault, auteure avec son mari Bertrand de deux tomes de La véritable histoire de Spirou (série en cours). […]
Il y a soixante ans, dans un bistrot situé à deux pas de la rédaction de Spirou, Franquin jette sur le papier les premières esquisses de Gaston. Une posture molle, des cheveux ébouriffés et, très vite, une clope au bec, comme son auteur. «Je lui ai donné une forme graphique, Yvan Delporte m’a aidé à trouver sa personnalité», raconte le dessinateur disparu en 1997 dans le livre d’entretiens Et Franquin créa Lagaffe. Delporte s’inspire d’un copain à lui, Gaston Mostraet, un jeune chimiste un peu dingue qu’il connaissait depuis une dizaine d’années.[…]
Désormais sexagénaire, Gaston reste-t-il dans le coup? «Il est marqué par son époque», relève Christelle Pissavy-Yvernault. «Je le relie à un film comme Alexandre le bienheureux, d’Yves Robert, ou à la chanson de Pierre Perret, La cage aux oiseaux. Deux références datées mais dont le propos reste d’actualité. C’est nous montrer comment, par des petits gestes du quotidien, on n’est pas obligé de faire exactement ce que la société nous impose, gardant ainsi notre libre arbitre. Et ça, c’est intemporel.»