ALBI, France — La peinture est défraîchie, mais le mot est encore lisible : ALIMENTATION. On dirait un décor de théâtre pendu au-dessus de la vitrine de ce vieil établissement vacant. En face, un salon de tatouage. Personne n’y entre ni en sort. La rue est déserte…
Continuez votre chemin et vous découvrirez d’autres devantures closes, çà et là dans le centre historique de cette ville dominée par l’imposante cathédrale en briques du XIIIe siècle, l’un des joyaux de France. Les boutiques pour touristes et les grandes chaînes de l’habillement sont ouvertes, mais les épiceries, les cafés et les boucheries, tous ces établissements qui au cours des siècles animaient le cœur des villes comme celle-ci, ont disparu.
Dans un pays comme la France, qui foisonne de beauté et dont les traditions semblent immuables, il n’est pas aisé de prendre la mesure des changements, voire de la décomposition en cours. Elle saute pourtant aux yeux, à Albi comme dans des centaines d’autres communes. La France perd, une à une, ses villes de province de taille moyenne — ces pôles de vie denses et raffinés, profondément ancrés dans le milieu rural, où les juges rendaient justice, où Balzac situait ses romans, où les préfets émettaient des ordres et où les citoyens pouvaient acheter une cinquantaine de fromages différents.
Cette campagne présidentielle est presque sans équivalent en France car elle est dominée par la question centrale de l’inconcevable, mais possible victoire de la candidate d’extrême-droite Marine Le Pen. Déjà le discours s’est droitisé, et la candidate a fait une promesse quasi-viscérale aux électeurs, celle de préserver la France et l’identité française. Que la menace soit définie comme l’islam, l’immigration ou la mondialisation, son engagement est le même : elle se présente comme celle qui préservera la vie à la française.
L’anxiété latente se nourrit en partie du déclin visible d’innombrables centres-villes historiques. Voir se déliter ainsi les anciennes villes de province est un coup de plus porté à l’identité française — la preuve tangible qu’un mode de vie disparaît. Le même processus a touché les centres-villes américains, peu à peu vidés de leur substance au cours des décennies passées. D’après un sondage récent, 10,4 % des commerces des villes moyennes de France sont désormais fermés, plus du double du chiffre d’il y a 15 ans. Le déclin de ces communes s’est accompagné d’une droitisation politique du vote local. Bien qu’Albi soit traditionnellement centriste, la ville souffre d’un déclin similaire et partage les mêmes angoisses politiques.
Dans une tribune récente du Figaro, l’homme d’affaire Charles Beigbeder écrivit : “À terme, si rien n’est entrepris, c’est une part éminente de l’âme française qui périra, emportant dans son flot plus de la moitié de la population française.” Il plaidait pour un “plan Marshall” pour “la France périphérique.”
L’extinction d’un mode de vie
Albi, 49,000 âmes. J’y suis arrivé un jeudi soir, en voiture depuis Toulouse, à une heure de route. De la fenêtre je voyais un gigantesque centre commercial, Les Portes d’Albi, dont le parking était bondé. Dans l’Albi que j’avais connu auparavant, les commerçants logeaient en ville, au-dessus de leurs boutiques. Des siècles d’histoire et de vie peuplaient les boulevards ombragés. Faire ses courses était un geste social autant qu’économique.
En préparant mon voyage, j’étais tombé sur un rapport du gouvernement qui s’est révélé être une sorte d’autopsie des villes de province — Agen, Limoges, Bourges, Arras, Béziers, Auxerre, Vichy, Calais, et autres. Dans ces villes ancestrales, certaines plus durement touchées qu’Albi, l’interaction entre une architecture à taille humaine faite de pierre et de brique et la vie publique avait été le creuset séculaire de l’histoire et de la culture françaises. Désormais, elles s’éteignaient, pouvait-on lire dans ce rapport au vocabulaire sec et concis, car une partie constitutive du mode de vie français se délitait progressivement.
Le rapport qualifiait de “préoccupant” le “phénomène de dévitalisation des centralités urbaines” car “le commerce participe à la vie de la cité et la façonne en grande partie.”
(…)
Lire la suite de l’article paru dans le New York Times.