Article de Sylvie Kauffmann, éditorialiste au Monde, sur la baisse de l’espérance de vie des Américains blancs dans la force de l’âge et sur le rôle de ces derniers dans la victoire de Donald Trump. Un phénomène qui pourrait se reproduire en France.
A l’automne 2015, une étude de deux professeurs d’économie de Princeton, Angus Deaton et Anne Case, publiée par l’Académie des sciences des Etats-Unis, a provoqué un petit électrochoc. Sous un titre plat, « La hausse de la morbidité et de la mortalité des Américains blancs non hispaniques à mi-vie au XXIe siècle », l’étude révélait une baisse constante de l’espérance de vie des Américains blancs âgés de 45 à 54 ans entre 1999 et 2013, contrastant avec la hausse de celle des Américains d’autres catégories ethniques et avec le reste du monde développé. […]
Deux nouveautés sont apparues. Le phénomène de mort prématurée, jusque-là concentré dans les régions pauvres des Appalaches, s’est étendu et n’épargne plus que trois Etats, riches et peuplés – le New Jersey, New York et la Californie. Autre nouveauté : les Américains blancs de 45 à 54 ans ne sont pas égaux devant la mortalité prématurée : elle frappe en priorité ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures. Ceux-là mêmes dont les revenus par ménage ont baissé, entre 1999 et 2014, de 19 %. Les Blancs non diplômés ont beau gagner encore en moyenne 36 % de plus que les Noirs non diplômés, selon les chiffres du recensement, cela ne les protège pas : le taux de mortalité des Afro-Américains continue, lui, de baisser. Il y a donc un problème spécifique à la population blanche.
Cette histoire, ont résumé les deux économistes, «est celle de l’effondrement des classes laborieuses blanches, non diplômées, après leur apogée des années 1970 ; c’est aussi celle des pathologies qui accompagnent leur déclin». Accablés par un « cumul de handicaps » – perte d’emplois stables et de qualité, déclin de l’institution du mariage, délitement du lien social – ces Américains-là ont perdu espoir. Ceci expliquant peut-être cela, le nombre de bénéficiaires de pensions d’invalidité a presque doublé en vingt ans, passant de 7,7 millions à 13 millions d’Américains.
Pourquoi la deuxième étude des professeurs Deaton et Case fait-elle plus mal encore que la première ? Parce que le choc Donald Trump est passé par là. Deux tiers des électeurs blancs non diplômés ont voté pour lui. Autrefois, ceux-là votaient démocrate. Le 9 novembre, « l’élite américaine s’est réveillée dans un pays qu’elle ne connaissait pas » , juge Nicholas Eberstadt, économiste au think tank conservateur American Enterprise Institute, dans un essai cinglant de la revue Commentary, « Notre misérable XXIe siècle ». […]
On aimerait ne voir là qu’une de ces curiosités américaines. Mais voilà qu’une double page publiée par Le Monde, vendredi 31 mars, sur la fracture territoriale française en matière de santé, alerte par un inquiétant petit air de déjà-vu. Cartes et données y mettent en lumière « de fortes inégalités face à la maladie» et « de profondes différences géographiques» sur la mortalité. On y apprend que les habitants des villes situées le long de l’autoroute A1, de Paris à Tourcoing, n’ont pas tous la même espérance de vie : la surmortalité avant 65 ans est, par exemple, beaucoup plus élevée à Hénin-Beaumont qu’à Senlis.
La France n’autorisant pas les statistiques ethniques et les opioïdes n’y rivalisant pas encore avec la bière, nous n’aurons pas de rapports-chocs sur le taux de morbidité de l’homme blanc. Mais la seule mention d’Hénin-Beaumont, dans un tel contexte, devrait faire clignoter tous les voyants des états-majors politiques qui redoutent l’importation du modèle Trump en France, le 7 mai prochain. Et faire, enfin, éclater notre bulle parisienne.