Passons, si vous le voulez bien, à la question qui vous fâchera… le plus. C’est celle que vous abordez, Régis Debray, dans votre chapitre “Sur le croissant fertile”. Ceux qui craignent une “islamisation” en France se trompent, dites-vous, mus qu’ils sont par une volonté de s’inventer un ennemi fédérateur. “Habemus diabolum!”, raillez-vous. Cela ne peut faire que hurler Alain Finkielkraut, non?
Alain Finkielkraut : Je ne hurle pas, je m’étonne, sans faire de bruit, que Régis Debray réduise la question de l’islam au djihad. J’en conviens aisément avec lui: nous sommes militairement les plus forts, nous chasserons Daech de Mossoul et de Raqqa. Mais, cela fait, restera Molenbeek; resteront les territoires perdus de la République; restera ce que Christophe Guilluy appelle d’une image très suggestive “la guerre des yeux”, dans certains quartiers; restera cette déclaration de Recep Tayyip Erdogan à l’adresse des Turcs vivant sur le Vieux Continent: “Ne faites pas trois enfants, faites-en cinq, vous êtes l’avenir de l’Europe.”
Resteront aussi les paroles de Youssouf al-Qaradawi, le maître à penser des Frères musulmans dans le monde: “L’islam est entré deux fois en Europe, deux fois l’a quittée. Peut-être que la prochaine conquête, avec la volonté d’Allah, aura lieu par la prédication et l’idéologie. Toute terre n’est pas obligatoirement conquise par l’épée.” Il est dommage qu’Hibernatus, le personnage de Régis Debray cryogénisé en 1960 et ressuscité en 2010, ne se soit pas aventuré au-delà de la rive gauche: s’il avait poussé jusqu’à Barbès, Bagnolet ou Saint-Denis, autre chose l’aurait frappé que les enseignes Quick et McDonald’s.
Et je conseille à ce décongelé la lecture d’un article récent de L’Express: il y apprendrait qu’en l’espace de dix ans 60000 des 350000 juifs d’Ile-de-France ont déménagé et quitté la Seine-Saint-Denis pour les communes plus friendly de Saint-Mandé, Vincennes ou Neuilly-sur-Seine. Et c’est déjà la force du nombre qui fait écrire à Marwan Muhammad, le très actif président du Collectif contre l’islamophobie en France: “Nous sommes nés ici et nous définissons l’identité française comme n’importe qui d’autre. Cette identité n’est ni monolithique ni figée. L’islam est une religion française, le foulard fait partie des tenues françaises et Mohamed est un prénom français.”
Donc, vous êtes persuadé, vous, qu’une transformation est en cours…
A.F : Nous découvrons que l’histoire universelle est un leurre. Sécularisation d’un côté, désécularisation de l’autre: le monde est le théâtre d’un véritable choc d’historicités. Les Gafa nous font vivre à l’âge de la communication planétaire, mais cet âge est aussi celui des séparations intraitables. Que faire face à ce phénomène? L’Amérique des campus a répondu par le multiculturalisme: mise au pilori de l’Europe, reconnaissance des autres cultures. Et c’est le même souci qui anime les auteurs de L’Histoire mondiale de la France [livre paru cet hiver, piloté par l’historien Patrick Boucheron].
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Merci à valdorf