Dans leur livre à paraître, les intellectuels Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut renouent avec la tradition de l’échange épistolaire pour un débat intense. Extraits.
Elisabeth de Fontenay : (…) Tu vas me demander quel est ton destin fatal. Je te répondrai: non la haine que te vouent ceux dont l’opinion, au demeurant, ne m’intéresse pas, mais la méfiance grandissante de ceux qui se sentent ou se sentaient jusqu’à un certain point proches de toi. Ton destin fatal, Alain, il se nomme Renaud Camus, en tant que celui-ci est aujourd’hui le symbole et la réalité de ce dont, en mon nom propre et au nom de mes amis, je te fais reproche avec la plus grande véhémence.
Alain Finkielkraut : […] Il est vrai qu’en dépit de graves divergences que j’ai exprimées publiquement je n’ai pas lâché Renaud Camus. Je le lis, je pense avec et contre lui, j’ai même le front de le citer: tout cela embarrasse certains de tes amis et même, si j’en crois ta lettre, les met en rage. Furieuse contre moi et, à la fois, soucieuse pour moi, tu m’adjures, sur un ton moins suppliant que comminatoire, de me détourner de l’Infréquentable, avant qu’il ne soit trop tard et que ne s’accomplisse mon destin fatal.
Qu’ai-je à faire, en effet, avec un auteur condamné pour antisémitisme et racisme par ceux que tu considères comme les tiens? Ta sollicitude me touche, mais pour qu’elle me trouble, il faudrait que toi et les tiens vous ayez le scrupule de juger sur pièces. Après tout, ce scrupule, c’est la définition même de l’intellectuel depuis un certain procès qui, à la fin du XIXe siècle, a divisé la France et passionné l’Europe.
Il n’y a pas d’accusation plus grave que celle dont Renaud Camus doit répondre. Raison de plus pour être méthodique, pour être minutieux, pour ne pas prêter foi, sans vérification, aux emportements de la rumeur. Mais non, l’affaire est entendue, l’antifascisme se pourlèche: voici la Bête immonde. On dresse autour d’Elle et de ses travaux un cordon sanitaire pour prévenir toute contamination.
Et quand, non content de braver l’interdit, j’ose soutenir que Renaud Camus est un grand écrivain, ta colère de non-lectrice monte d’un cran car tu n’as jamais voulu accorder l’excuse du style à Brasillach, à Jouhandeau, à Morand ou à Chardonne. Moi non plus, figure-toi.
Et si je déplore ton refus obstiné de te plonger dans Du sens, Décivilisation, Les Inhéritiers, ou Eloge du paraître, ce n’est pas parce que l’auteur de ces livres fait de jolies phrases, c’est parce qu’il met des mots sur nos maux, au moment où les sciences sociales préemptent toute enquête de terrain par une critique de la domination dont les résultats sont connus d’avance et où la majorité des littérateurs pensent avec Edouard Louis que “si on n’écrit pas pour lutter contre le racisme, ça ne sert à rien d’écrire”.
Rien de fixiste chez Renaud Camus. Nul essentialisme. Regardant la réalité en face, il voit les paysages disparaître, l’école mourir, et, comme il sait que les hommes ne sont pas interchangeables, il prend très au sérieux la révolution démographique que connaît l’Europe depuis quelques décennies. A la question “L’Europe peut-elle rester la même si sa population change?”, il répond par la négative, comme l’essayiste américain Christopher Caldwell, et il observe, avec une stupeur désolée, les conséquences de ce bouleversement.
Il rend compte de cette expérience inédite et vertigineuse: être français et vivre à Saint-Denis, à Sevran, à La Courneuve, à Lunel, à Tourcoing, ou même dans certains quartiers de Paris, comme en terre étrangère. Mais -et c’est là que le bât blesse- il ne s’en tient pas à la description mélancolique de la transformation en cours. La mélancolie lui apparaît comme une forme de consentement. Et il ne veut pas consentir, il veut agir. Il ne veut pas seulement témoigner de la catastrophe, il croit devoir contribuer à l’empêcher. Il ne veut pas prendre acte de l’irrémédiable, il veut, à toute force et à n’importe quel prix, remédier.
Plutôt que d’être l’homme des chants désespérés, il s’engage en politique, il préside un parti, il sacrifie la nuance à l’urgence, il imagine des solutions radicales et, invoquant l’exemple du général de Gaulle qui, à Londres, n’était pas trop regardant sur le parcours de ceux qui choisissaient de le rejoindre, il succombe lui aussi au démon de l’analogie. Occupation, Collaboration, Résistance: c’est avec ces catégories qu’il appréhende la situation actuelle.
L’antiracisme et la lutte contre les discriminations dissimulent de plus en plus souvent, c’est vrai, la capitulation pure et simple devant les exigences des islamistes. Mais si l’on veut éviter de verser dans l’inhumain et d’amoindrir encore les chances déjà faibles d’une réaction civilisée à ce qui nous arrive, il faut se garder comme de la peste de toute comparaison avec les années noires et s’efforcer de penser le présent dans ses propres termes.
L’exactitude, encore et toujours. Cette critique ne suffira sans doute pas à mes juges. Ils la trouveront trop timide. Mais peu m’importe, en vérité, car j’ai le sentiment qu’ils fuient les problèmes que traite Renaud Camus dans le problème qu’il pose et qu’ils l’enterrent vivant pour préserver, en continuant à faire comme si de rien n’était, leur confort moral et intellectuel. Le fatal, pour moi, ce n’est pas le destin qu’ils me réservent, ce serait, en battant ma coulpe, de reconnaître la compétence de leur tribunal.
(En terrain miné, par Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut (Stock) )
Merci à valdorf