Les principes et convictions de gauche explosent quand l’enfant entre en sixième. Contourner la carte scolaire devient la préoccupation de la rentrée.
Non, pas lui. Pas après l’adolescence que nous avons eue ensemble, nos défilés contre le smic jeunes ou la réforme de la loi Falloux (tu te rappelles, quand Bayrou, ministre de l’Education – oui, c’était une autre vie – voulait faciliter le financement des écoles privées ?). Et pourtant si. Il l’a lâché comme ça, au détour d’un coup de fil : Juniorette allait entrer en sixième dans une classe musique (on lui a trouvé un fulgurant intérêt pour la clarinette), histoire de «sortir du ghetto parce que le collège de secteur, ça allait pas être possible».
L’histoire serait tristement banale si elle ne venait à la fin d’un été où tous mes amis ont rivalisé d’ingéniosité pour faire de l’évitement scolaire. Le panel est personnel et aléatoire. Il ne vaut pas étude scientifique. Mais il est symptomatique d’un comportement aujourd’hui décomplexé dans des milieux qui devraient le combattre.
Car, quand même, parlons de vous, les amis, de nous. Nous sommes globalement blancs, favorisés, progressistes, tolérants, votons à gauche malgré nos déceptions. Nous avons 40 ans maintenant, et nos enfants entrent en sixième. Vous représentez toutes les strates de ma vie : amitiés lycéennes, étudiantes, professionnelles, parents d’élèves devenus proches… Et vous avez craqué. Presque tous. Les uns après les autres. Vous avez fait «un autre choix que le collège de secteur».
Pourtant, pour être honnête, ils étaient rarement problématiques, vos collèges de secteur. Mais vous aviez tous une bonne raison. Et individuellement, elles s’entendent : Juniorette est très sensible, et le collège où elle est affectée est un très gros bahut où elle risque d’être perdue, Junior préfère être scolarisé avec son cousin, ça sera plus simple pour les trajets… Mais, par-dessus tout, il y a l’excuse massue : l’établissement où Junior doit être affecté, «on n’en dit pas que du bien», et puis «il y a un problème de niveau, les bons ne sont pas assez stimulés».
Parce que la mixité scolaire, ça va bien à la maternelle et à la primaire. Mais au collège, fini de rigoler, on retrouve ses semblables. Les populations «défavorisées» «tirent la classe vers le bas». Alors que Juniorette, elle, elle est limite surdouée. La réversibilité de l’argument (et si c’était plutôt Juniorette et ses potes qui allaient tirer la classe vers le haut ?) n’est jamais envisagée : les beaux principes de jeunesse, les idéaux de gauche, de mélange, d’égalité, de société ouverte où les forts épaulent les faibles, éclatent sur le mur de l’amour filial. On se résigne à l’entre-soi en se trouvant des excuses. Les convictions s’arrêtent là où commence Junior.
Pourtant, vous les connaissez, les bienfaits de la mixité scolaire, le bien-fondé, pour un quartier, pour une société, de l’hétérogénéité sociale. Mais pour Junior, une bonne petite classe de niveau, ce serait pas mal. Pourtant, ce quartier, vous étiez content de vous y installer. Un quartier mélangé, comme on dit, nous autres gentrificateurs. D’ailleurs, ce mélange, il était pratique il y a quelques années : il rendait abordable le niveau des loyers ou le prix du mètre carré. Mais dix ans plus tard, ce mélange devient embarrassant…
(…) Libération