Pour le groupe de Visegrad (République tchèque, Pologne, Hongrie, Slovaquie) le sujet des flux migratoires est existentiel, et l’Europe serait bien avisée d’en tenir compte, selon le correspondant du « Monde » à Vienne.
Les pays de l’Est ont mauvaise presse. Ils s’en plaignent d’ailleurs très souvent, et le ministre hongrois de la justice l’a encore fait, lundi 18 septembre, dans La Libre Belgique. Laszlo Trocsanyi s’est fendu d’une tribune – en français – pour crier « dans la langue de l’ennemi » sa rage et la colère de son peuple, victime selon lui de la mauvaise foi intellectuelle évidente des élites libérales occidentales au sujet de l’immigration
Ces élites créeraient artificiellement un schisme entre Est et Ouest en attaquant uniquement le groupe de Visegrad – République tchèque, Pologne, Hongrie, Slovaquie –, alors que seule Malte a rempli ses obligations concernant le plan de relocalisation des demandeurs d’asile. Elles s’embourberaient dans un programme qui ne marche pas, quitte à faire condamner Bratislava et Budapest, qui avaient voté contre les fameux « quotas » au Conseil européen et saisi la Cour de justice de l’Union. Victorieuses, elles s’attendraient désormais, à grands coups de procédures d’infraction intimidantes, à ce que le débat soit clos.
Or il n’en sera rien, l’escalade sera grave, laisse entendre un ministre qui joue un rôle essentiel dans le dispositif souverainiste de Viktor Orban, car le sujet des flux migratoires provenant d’Afrique et du Moyen-Orient est pour eux existentiel.
On peut lui donner raison sur ce point très précis. Le film ne fait que commencer. Aucun intellectuel connaissant bien les pays ayant rejoint l’Union européenne depuis 2004 ne s’aventurerait à relativiser l’importance des enjeux. Le rejet catégorique du « principe de solidarité » – c’est l’énoncé à l’Ouest – est vécu à l’Est, bien au-delà des cercles conservateurs, comme la légitime résistance de peuples, hier oppressés, aujourd’hui membres de plein droit, au « diktat » d’un Bruxelles qui aurait « remplacé Moscou », sans grande considération pour des particularismes locaux ayant pourtant, par le passé, valu bien des exemptions au Danemark ou à la Grande-Bretagne.
Le refus catégorique d’une « injonction » venue d’ailleurs sur la migration s’étend au-delà de la figure de proue du premier ministre hongrois, et de son « mur de la honte », qui sort au final renforcé politiquement dans ce face-à-face stérile. En Slovaquie, l’opposition soutient le gouvernement sur le sujet. De manière générale, les Européens de l’Est ont toujours ce sentiment tenace d’être encore considérés comme des citoyens communautaires de seconde zone.
Bons élèves sur un plan économique, ils observent, colère rentrée, les exemptions dont jouissent les grands pays sur les questions budgétaires. Ils leur reprochent leur arrogance, à eux qui oublient parfois que le groupe de Visegrad pèse autant, sur un plan démographique, que la France d’Emmanuel Macron et jouit exactement des mêmes droits, conférés par les traités, que les Espagnols ou les Italiens. Or ils estiment que règne toujours à Bruxelles le sentiment, plus d’un quart de siècle après leur émancipation de la tutelle russe, qu’ils ont moins voix au chapitre.
Ne pas tenir compte de certaines réalités sociologiques et historiques dans la région pourrait se révéler fatal, à terme, pour le projet européen. C’est Ivan Krastev qui le dit. Ce géopoliticien, directeur du Center for Liberal Stratégies, basé en Bulgarie, peut se permettre d’être pessimiste : il est bulgare, âgé de 52 ans, et a vécu la chute de l’empire soviétique à l’intérieur d’un pays satellite. Il écrit aussi dans le New York Times, ce qui l’immunise de toute accusation de complaisance avec M. Orban.
Or M. Krastev est très dur avec les six pays fondateurs de l’UE. Dans son dernier essai, il parle de « crépuscule européen », car, pour lui, la crise migratoire annonce des vents mauvais pour tous, à l’Ouest comme à l’Est. Ce serait, selon lui, notre 11-Septembre à nous, la fin de notre adolescence. Soudain, nous aurions réalisé que la globalisation ne pourrait pas éternellement nous placer du côté des gagnants. Et de même que les attentats ont profondément modifié la structure politique de l’Amérique, la « crise » des réfugiés aura, à terme, le même effet sur l’Europe, qui ne pourra survivre ni dans sa forme actuelle, si elle ouvre les frontières, ni dans son identité libérale, si elle décide de les fermer.
Au cours d’un long entretien, paru en août dans l’hebdomadaire autrichien Profil, M. Krastev estime que l’absence d’intérêt pour les pays de l’Est manifestée en Europe de l’Ouest, depuis que ces derniers sont membres du club, est en partie imputable à l’impasse actuelle. Les spécificités culturelles de millions de citoyens européens seraient niées. Et notamment leur absence de passé colonial. « Le monde, pour l’Est, et jusqu’à aujourd’hui, ça n’a été que l’Europe », rappelle M. Krastev.
Le communisme était certes internationaliste, mais les communistes ont beaucoup joué sur le nationalisme pour se maintenir au pouvoir et ont fait porter au caractère multiethnique de la région la coresponsabilité de la seconde guerre mondiale. Face au défi des migrations, la « panique métaphysique » des pays de l’Est s’expliquerait aussi par l’homogénéité relative qui caractérise désormais des Etats petits, à la langue rare, à la culture non partagée et ayant peur de ne plus exister dans cinquante ans, du fait des flux actuels. Pour remettre la balle au centre, on pourrait juste leur rappeler amicalement que l’Europe, la nôtre comme la leur, ne découvre pas les migrations. En 1945, elle comptait 30 millions de déplacés. Le XIXe siècle était déjà celui de l’exil, avec l’émigration de villages entiers vers les Amériques. A l’Est comme à l’Ouest, nous étions alors sur les mêmes bateaux.
Merci à valdorf