Par Nicolas Mariot , Historien, directeur de recherches au CNRS
Entre le 11 et le 19 mars 2012, Mohammed Merah abattait froidement trois militaires, puis quatre personnes dont trois enfants dans une école juive de Toulouse. Dans un sac lui appartenant, les enquêteurs allaient retrouver les films de ses tueries et une lettre les revendiquant. Le jeune homme y disait éprouver du bonheur après les «attaques», mais aucun regret. Il évoquait aussi les deux solutions qu’il envisageait : la prison «la tête haute» ou la mort «avec un grand sourire». Devant les policiers qui l’interrogent, Souad, sa sœur, évoquera la mémoire de son frère «mort en héros». Abdelkader, son frère, leur dira lui aussi qu’il est «fier de la façon dont il est mort […] en combattant, c’est ce que nous enseigne le Coran». Aujourd’hui, c’est lui qui a pris place dans le box des accusés, suspecté de complicité dans l’entreprise terroriste mise en œuvre par son jeune frère. Barbu mais sans moustache, cheveux longs noués, chemise bleue, l’homme est un curieux mélange, caricature d’islamiste bien mis.
A peu près un siècle plus tôt, fin avril 1915, un petit billet paraît en une de l’Humanité. Une jeune femme, Alice Hertz, demande au journal d’annoncer «aux camarades» que son mari est «mort, heureux de donner sa vie pour la France». Mi-octobre, elle écrivait à son mari, Robert, qu’il fallait qu’ils soient «heureux d’être séparés, heureux de ce sacrifice». Débutait alors un long tourbillon de surenchère où chaque lettre était l’occasion d’une prise d’appui pour aller plus loin dans l’exaltation. Quelques semaines encore, et c’est son beau-frère qui se disait lui aussi «heureux» de cette guerre : «Il faut en ce moment mourir pour vivre.» «Et c’est vrai», ajoutait Alice à destination de son soldat d’époux. A dire vrai, c’est la famille presque entière, mère, sœurs et beaux-frères, qui motivait son héros, tous derrière et lui devant.
Petite musique
On pensera qu’il y a bien de l’exagération à prétendre adosser ainsi, sous la bannière de la radicalisation, patriotique chez l’un, islamiste chez l’autre, les cas Merah et Hertz. Un peu d’indécence même, car qu’y a-t-il de commun entre l’enfant des banlieues françaises et le sous-officier normalien élève de Durkheim qui écrivait, pour justifier de se porter volontaire pour les premières lignes : «Comme Juif, comme socialiste, comme sociologue, je devais faire plus» ? Entre l’assassin antisémite des enfants d’Ozar Hatorah et le sergent abattu par les mitrailleuses en conduisant ses hommes dans un de ses assauts perdus d’avance, si typiques de la Grande Guerre ? A coup sûr, pas grand-chose, sinon l’insidieuse petite musique d’un sacrifice porté en famille.
(…) Libé