Opposer la richesse des villes à la pauvreté des campagnes, c’est en fait ne pas comprendre la réalité des inégalités territoriales. Les villages sont aujourd’hui souvent plus attractifs qu’un grand nombre de villes moyennes, qui connaissent des difficultés démographiques et économiques majeures.
(…) Loin de l’image d’une « France périphérique » qui serait avant tout constituée de campagnes, hors des grandes métropoles, les difficultés sociales se concentrent au cœur des villes moyennes. Il existe certes de nombreux villages pauvres, ainsi que des petites villes en grande difficulté, notamment dans les territoires miniers du nord-est de la France, mais de nombreux centres des villes moyennes sont également en crise.
Plus encore, à rebours des idées qui dominent les débats publics, les territoires les mieux lotis de la France périphérique sont bien souvent des villages entrés dans l’orbite d’une ville moyenne et devenus de ce fait périurbains. Mieux, la concurrence entre ces villages périurbains et les centres des villes moyennes est l’une des principales explications des difficultés de ces centres. Certains cas relèvent même d’un white flight, c’est-à-dire d’un exil des classes moyennes (souvent blanches) dans des périphéries résidentielles, abandonnant les centres aux ménages les plus modestes (souvent d’origine maghrébine ou turque).
D’une certaine manière, après un exode rural qui a laissé les campagnes exsangues au profit des villes, la périurbanisation offre une revanche aux villages
Un white flight à la française
La crise des villes moyennes a une dimension ethno-raciale marquée. D’un cas à l’autre, les situations varient beaucoup, mais comme dans les banlieues des grandes métropoles, certains cœurs de ville concentrent des populations noires ou d’origine turque ou maghrébine. On ne dispose pas de données statistiques précises sur le sujet, et il faut se contenter de données approximatives sur la population dite « immigrée » (définie par l’Insee comme « née étrangère à l’étranger »).
Pour la moitié des villes de la liste dressée au début de cet article, la part de la population immigrée dépasse 13 %, soit un taux de moitié supérieur à la moyenne nationale de 8,9 %.
Surtout, dans certains quartiers de Mulhouse, Forbach, Roubaix, Saint-Étienne, Blois ou Carpentras, les taux dépassent 35 % et sont similaires à ceux des communes les plus populaires de Seine–Saint-Denis. Certains de ces quartiers où se concentrent les immigrés sont des grands ensembles, mais d’autres, comme les alentours de la rue Franklin à Mulhouse ou Beaubrun à Saint-Étienne, sont des faubourgs du centre historique.
Cette présence immigrée marque fortement l’image du centre de ces villes, notamment au travers des commerces, on y reviendra. Et elle est en fort contraste avec la situation des communes périurbaines où les taux évoluent quant à eux entre 1 et 3 %.
Les choix résidentiels sont des mécaniques complexes et dans un contexte où la résidence dans le périurbain est souvent mise en relation avec le vote Front national, il faut se garder des simplifications. Les corrélations ne sont pas causalité. Par ailleurs, tous les périurbains ne votent pas FN, loin de là, et on peut se mettre à l’écart des quartiers où se concentrent les immigrés pour bien d’autres raisons que le racisme.
Il n’empêche, les mécanismes en cause rappellent fortement ce que des Nord-Américains ont appelé le white flight, que l’on peut traduire par « la migration des blancs ». Aux États-Unis, la suburbanisation est très liée à la séparation spatiale des « Noirs » et des « Blancs ».
Le développement des banlieues s’est en effet accompagné d’une séparation des couches moyennes et aisées et des plus modestes qui, faute de moyens suffisants pour accéder à la voiture et à la propriété immobilière, restaient cantonnés dans les centres. La forte proportion de Noirs parmi les populations modestes et pauvres et l’hégémonie des Blancs parmi ceux qui s’installaient dans les périphéries expliquent que beaucoup d’observateurs et d’analystes aient parlé de white flight pour qualifier les migrations résidentielles vers les périphéries des villes. Certains ont même comparé la situation à une forme d’apartheid. En effet, dans un pays où la fiscalité locale est une ressource essentielle pour l’action publique et où les redistributions entre collectivités territoriales sont faibles, l’exil des plus aisés a fait chuter les ressources des centres et des faubourgs. En même temps, ces derniers avaient de plus en plus besoin de fonds pour soutenir leurs populations pauvres (qui subissaient de surcroît la crise de l’industrie fordiste). Ces territoires centraux sont alors entrés dans une spirale de la déchéance, devenant de plus en plus délabrés au fur et à mesure que les périphéries pavillonnaires devenaient florissantes. Depuis les années 1990, la situation a évolué dans les grandes villes des États-Unis, mais beaucoup restent marquées par le white flight, ce qu’illustre notamment Détroit.
En France, l’idée d’une fuite des Blancs vers les périphéries a longtemps été peu présente dans le débat public. La situation a changé depuis quelques années, notamment sous l’impulsion de Christophe Guilluy. Pour lui, la France périphérique est devenue terre d’accueil des « petits-blancs » chassés des centres des grandes métropoles par les ménages les plus aisés et fuyant les banlieues où se concentrent les ménages immigrés. Cependant, appliquée à la France périphérique telle qu’elle vient d’être caractérisée, cette analyse obscurcit la réalité plus qu’elle ne l’éclaire. Les ménages de classes moyennes, blancs pour l’essentiel, ne sont pas chassés des centres, ils préfèrent habiter ailleurs.
Tous ne partent pas il est vrai, parce que l’attachement à la ville et à son logement reste fort, parce qu’il y a encore des quartiers résidentiels où se trouvent des maisons bourgeoises, parce que le centre historique conserve encore quelques attraits.
Parmi ceux qui restent, certains acceptent mal la coexistence avec la population immigrée. Un des ressorts de la poussée du Front national dans les villes moyennes réside d’ailleurs là. Une partie des crispations se cristallise sur l’évolution des commerces, avec certaines rues où la présence de commerces africains, asiatiques ou maghrébins est très forte.
Dans les centres des grandes villes, on y voit souvent la manifestation d’une ouverture sur le monde. Dans les villes moyennes en difficulté, la chose est plus rarement vue positivement. Dans un tract distribué à l’occasion des élections municipales de 2014, Louis Alliot s’engageait entre autres à « exercer son droit de préemption en rachetant les commerces à la vente pour éviter la “kebabisation” de Perpignan ».
Quoi qu’il en soit, de nombreuses villes moyennes perdent de leur attrait et font face à un white flight à la française, vers les couronnes périurbaines. Les inégalités territoriales engendrées par ces dynamiques résidentielles sont certes moindres en France qu’aux États-Unis. En France en effet, les ressources fiscales locales déterminent moins la qualité des services et équipements publics (les enseignants sont rémunérés par l’État par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas aux États-Unis). Au demeurant, l’impact n’est pas négligeable.
Pour terminer cette brève analyse, reprenons le tableau général. La vieille dichotomie entre campagnes et villes n’est plus opérante. Les unes et les autres se sont entremêlées au travers de la périurbanisation : on peut vivre dans un village et être un citadin. Cette évolution est encore mal comprise et conduit aux propos cités en introduction. Certes, il y a bien en France des métropoles qui dominent politiquement et économiquement le reste du territoire français et dans lesquelles se concentrent les catégories sociales les plus aisées. Mais ces métropoles ne sont pas les villes. Elles sont tout au plus une douzaine dans un pays qui compte plus de 240 villes dotées d’au moins 10 000 emplois. La France qu’il est devenu commun de qualifier de « périphérique » ne se réduit donc pas à des campagnes. Mieux, dans cette France, les territoires qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont en large part des communes périurbaines, communes qui, répétons-le, sont en très large majorité d’apparence campagnarde. Les territoires en crise sont quant à eux avant tout des cœurs de ville, des territoires très urbains.