(…) Tirant parti de la richesse de son arrière-pays, la capitale girondine s’est spécialisée dans le commerce en droiture : les négociants transportent aux Antilles des produits de la région (textiles, vins, farines, biens manufacturés), qu’ils troquent contre des denrées produites par les esclaves des plantations. La cargaison est ensuite rapportée à Bordeaux, puis redistribuée dans toute l’Europe.
De cette histoire mal connue, il y a peu de traces dans la ville. Une plaque commémorative honteuse, donc, quelques têtes d’Africains sculptées dans la pierre place de la Bourse ou sur les quais, un buste du père de l’indépendance haïtienne (et esclave affranchi) Toussaint Louverture dans un square excentré, rive droite… et des rues maudites dont on ne finit plus de parler.
Au total, elles sont une vingtaine à cristalliser les frustrations. Parmi elles, la rue David-Gradis, qui rend hommage à l’un des armateurs négriers les plus entreprenants de la ville ; la rue Colbert, du nom du ministre de Louis XIV à l’origine du Code noir. En 2009, déjà, le militant franco-sénégalais Karfa Diallo, figure locale du combat pour la mémoire de l’esclavage, lançait une campagne nationale visant à « débaptiser les rues » de Bordeaux, Nantes, La Rochelle et Le Havre « portant des noms de négriers ».
En sommeil, la polémique s’est réveillée cet été, quand des manifestants antiracistes de Charlottesville, aux États-Unis, se sont fait agresser par des suprémacistes blancs opposés au déboulonnage de la statue du général confédéré Robert E. Lee. Sautant sur l’occasion, le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a rapatrié le débat dans l’Hexagone, invitant « les commentateurs français » qui « dénoncent le racisme américain » à regarder « la poutre dans l’œil de la France ».
Depuis, les historiens « prodébaptisation » n’en finissent pas de croiser le fer médiatique avec les « antis » ; un bar lyonnais sottement nommé « Première Plantation » a été accusé d’exalter l’esclavage ; le Conseil de Paris a demandé le retrait, dans le 5e arrondissement, de l’enseigne « Au Nègre joyeux » qui ornait la devanture d’une ancienne chocolaterie datant du XVIIIe siècle. Peut mieux faire, considère le CRAN : « Que dire de toutes ces rues portant des noms comme Balguerie et Gradis à Bordeaux, Grou et Leroy à Nantes, Masurier et Lecouvreur au Havre ? »
La mairie de Bordeaux a tranché. « Débaptiser n’est pas envisageable. De toute façon, cela ne changerait pas l’Histoire, estime Marik Fetouh, adjoint chargé de l’égalité et de la citoyenneté. Mieux vaut garder les traces de ce passé et faire de la pédagogie autour, en proposant des éclairages historiques. » Il est question d’écriteaux explicatifs joints à la signalétique existante, de panneaux inspirés des bornes marron disséminées dans Paris ou de codes QR à scanner. (…)
Lorsque, en 1995, Éric Saugera publie Bordeaux, port négrier (Éd. Karthala), c’est la première fois qu’un universitaire consacre une enquête entière à la traite girondine. « Les documents étaient là, mais ils n’avaient pas été mis en lumière par les chercheurs, se souvient Agnès Vatican, directrice des archives départementales de la Gironde. On parlait de “commerce avec les Antilles”, de “commerce colonial”. Les mots-clés “esclaves” et “traite” étaient absents des inventaires. » Bordeaux a regardé ailleurs jusqu’à ce que Saugera – un Nantais ! – vienne « remuer la soupe », sourit son confrère Hubert Bonin, auteur des Tabous de Bordeaux (Éd. Le Festin, 2010). « Solide, son livre a fait l’effet d’une bombe. » Deux cents exemplaires vendus en deux jours, l’ouverture du JT régional : le redresseur de torts armoricain est rapidement devenu le menhir dans la chaussure des historiens locaux, dont certains, invités aux mêmes colloques, refusaient de partager le micro avec lui.
Par sa faute, leur immobilisme éclatait au grand jour, et ça la fichait mal, d’autant que, trois ans auparavant, Nantes organisait une exposition remarquable, « Les Anneaux de la mémoire », passant du statut de ville bouc émissaire, derrière laquelle il était commode de se cacher, à celui d’exemple. « Il y a une névrose à avoir des ancêtres négriers, constate le chercheur en sociologie politique Renaud Hourcade, auteur des Ports négriers face à leur histoire (Éd. Dalloz, 2014). Nantes a compris que, pour se projeter dans la modernité, il fallait la soigner. L’initiative n’est pas venue des militants, mais des élus socialistes, dont le lien avec les fortunes locales est plus distendu qu’à Bordeaux, dont la municipalité, de droite, a toujours avancé sur le sujet à reculons. »(…)
Directeur du Musée d’Aquitaine de 2005 à 2017, François Hubert trouve ce discours « sidérant ». « Pourquoi faudrait-il entretenir la légende dorée de la ville ? » Au confort des mythes fondateurs, il préfère la complexité des faits, qu’il s’est employé à montrer dans plusieurs salles du musée régional. Cet espace d’exposition, inauguré en 2009 et baptisé « Bordeaux au XVIIIe siècle, le commerce atlantique et l’esclavage », constitue le seul effort important consenti par la Ville pour rendre compte de cette période. « C’est une avancée énorme », estime Éric Saugera, qui reproche tout de même à la muséographie de « noyer le poisson » : les maquettes de navires et les planches botaniques de cacaoyers cognent en effet avec les entraves en fer.
« Ces salles ont le mérite d’exister, concède Karfa Diallo, qui milite pour la création d’un lieu dédié. Il n’empêche, on a enfermé la mémoire de l’humanité dans un musée d’histoire régionale. » Il a le ton posé et apaisant de l’hypnothérapeute, ce qui est surprenant de la part d’un homme qui, depuis la création de sa première association, en 1998, s’évertue à ranimer la ville. Lui-même n’est pas descendant d’esclaves. Coiffé de son éternel panama, « en signe de fidélité au mouvement des droits civiques », il a fait campagne pour les municipales de 2001 avec sa liste « Couleurs bordelaises », qui avait obtenu 4 % des suffrages, organisé des pétitions, des manifestations, ainsi que des contre-commémorations face aux cérémonies officielles, jugées trop « minimalistes ».(…)
En 2014, Axelle Balguerie se présente comme tête de liste (divers droite) aux municipales de Tresses, à 15 kilomètres à l’est de Bordeaux. Quatre jours avant le scrutin, le candidat de la majorité sortante (divers gauche) organise une conférence sur le thème de la traite négrière. « Certains élus sont allés voir des gens en leur disant que les Balguerie y avaient participé », s’indigne-t-elle, encore secouée. À l’époque, elle ne sait pas quoi penser, le sujet n’ayant jamais été abordé dans sa famille. Mais une chose est sûre, « on n’a pas le droit de stigmatiser un nom comme ça ». Sa liste perd de 83 voix.
Quelques semaines plus tard, elle reçoit un recommandé du CRAN, qui exige réparation pour les crimes prétendument commis par sa famille. « Les descendants de négriers ne sont pas coupables, mais ils sont bénéficiaires, ils en ont profité », soutient la représentante locale de l’association, Marthe Mbella. Problème : non seulement Axelle Balguerie, désormais incollable sur sa généalogie, ne descend pas de Pierre Balguerie-Stuttenberg, mais, insiste Éric Saugera, ce dernier n’a « pas mené une seule expédition négrière ».
Il soupire – comme tous les chercheurs à l’évocation du CRAN et de ses arrangements avec l’Histoire. « Bordeaux doit sa richesse au commerce des denrées produites par des esclaves, plus qu’à la traite elle-même, rappelle-t-il. S’il fallait demander des réparations, ce serait aux descendants des cafetiers, des aubergistes, des raffineurs, des cloutiers, des industriels… À tout le monde, en fait, car toute la ville a profité de ce commerce. On veut supprimer les noms qui gênent ? Alors c’est Bordeaux qu’il faut débaptiser. » Nantes, La Rochelle et Le Havre, aussi. Sans oublier Saint-Malo, Dunkerque, Honfleur, Lorient, Vannes, Rochefort, Bayonne, Marseille. Liverpool, Londres, Amsterdam, Lisbonne, Barcelone… Certains ports européens l’assument. D’autres, comme Bordeaux, font encore des manières. Mais tous ont été, qu’ils le reconnaissent ou non, négriers.
Merci à valdorf