Théoricien de la “France périphérique”, Christophe Guilluy commente six mois de présidence Macron et décortique la façon dont les classes populaires gèrent, sous contrainte mais habilement, les problématiques du multiculturalisme.
L’Express : On fait souvent le reproche aux bobos d’être des Bisounours déconnectés des réalités… Or certains habitent dans des quartiers populaires mélangés. A Montreuil, à Gennevilliers, ou dans des quartiers parisiens comme la rue Jean-Pierre-Timbaud. Ils ne sont pas déconnectés, et ils revendiquent de tenir bon sur la mixité…
Christophe GUILLUY : “Je ne nie en aucun cas qu’ils sont animés par la bienveillance et la générosité -que certains n’ont pas très discrètes, néanmoins… Seulement, la réalité, c’est qu’il est facile de gérer le vivre-ensemble quand on habite dans des endroits où le multi-culturalisme possède des frontières invisibles. D’abord, les bobos ne quittent pas les lieux où “ça se passe”, les lieux où la richesse se crée, où la police fonctionne, etc. Je n’en connais pas qui aient choisi de s’installer dans une barre HLM de la cité des 4000 à La Courneuve! Non, ils restent dans les métropoles ou les banlieues très proches. (…)
Et c’est pareil pour l’école: beaucoup des thuriféraires du vivre-ensemble pratiquent la séparation de fait, en s’extrayant des contraintes de la carte scolaire. Par piston, ou par le recours aux “trucs et astuces” pour initiés, comme l’inscription dans une filière internationale ou le choix d’une langue rare. Bref, les bobos ont tous les outils pour vivre la mixité. C’est pourquoi je dis souvent que le multi-culturalisme à 10000 euros par mois, ça n’est pas la même chose que le multiculturalisme à 1000 euros par mois. Or c’est vraiment ce qui divise le ressenti français aujourd’hui: la capacité ou non de gérer le multi-culturalisme qui existe de facto dans notre pays.”
L’Express : Beaucoup d’intellectuels débattent, justement, de ce que nous serions en train de basculer vers un modèle multiculturaliste. Mais, pour vous, c’est un faux débat: nous y serions déjà…
Christophe GUILLUY : “Bien sûr que nous y sommes! Sans que ça n’ait été le projet de personne, notez. Dans les pays développés, il y a un modèle économique unique -la mondialisation- et un modèle sociétal unique: le multiculturalisme. Quelle que soit la spécificité autochtone qui préexistait -le communautarisme à l’anglo-saxonne, le républicanisme assimilationniste français, etc.-, ce multiculturalisme pose partout les mêmes questions et engendre partout les mêmes inquiétudes.
Face à une démographie de voisinage qui se transforme, l’angoisse naturelle de chacun, quelles que soient sa culture ou sa religion, est de ne pas savoir s’il va devenir minoritaire. Etre ou ne pas être minoritaire: telle est la question, aujourd’hui… Parce que quand on l’est, on dépend de la bienveillance de la majorité. Quand on est minoritaire, on se pose des questions comme “Est-ce que je dois baisser les yeux ou pas?”, “Est-ce que je peux draguer la soeur de mon copain ou pas?”, “Est-ce que lui peut draguer la mienne?”, etc.
Les règles du jeu changent, et, comme elles sont non dites et invisibles, cela génère de la complexité et de l’inquiétude, auxquelles on préfère se soustraire, en déménageant et en se regroupant entre semblables.”
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Christophe GUILLUY : “L’évitement, c’est une gestion contrainte mais hypersubtile du multiculturalisme. Une gestion adulte, en opposition avec la vision totalement infantile en cours dans la France favorisée. Pour cette dernière, les questions multiculturelles, c’est soit la guerre civile soit le monde de Oui-Oui. Soit les années 1930, soit le métissage pour tous. Et chacun doit choisir son camp camarade: es-tu du côté de la guerre ou du côté de l’amour?
C’est pourquoi les classes populaires ne prennent plus les élites -intellectuelles, universitaires, et médiatiques- au sérieux. Ces dernières passent leur temps à infantiliser la France d’en bas, mais c’est leur lecture à elles qui s’avère binaire.”