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CHRONIQUE – La question de la religion est redevenue centrale dans nos sociétés. Un retour qu’analyse avec précision l’universitaire Rémi Brague, qui a l’audace de distinguer à une époque relativiste.

C’est un souvenir d’adolescent qui m’est revenu, il y a quelques jours, pour le troisième anniversaire de l’exécution de Charlie au nom d’Allah. Dans les années 1970, on riait beaucoup à la lecture des bandes dessinées de Gotlib qui, avec un rare talent, croquait Jéhovah, Jésus, Allah, Bouddha, moqués également – et équitablement – pour leurs appétits de mortels, un peu à la manière des anciens dieux de l’Antiquité grecque. À la même époque, nous nous étripions, sérieux comme des papes, ou des militants, sur l’étendue des nationalisations dans le programme commun de la gauche! Aujourd’hui, le rire et l’esprit de sérieux ont changé de camp. C’est ce que constate, en introduction de son livre, Rémi Brague, sans que l’on sache s’il s’en désole ou s’en félicite. Mais ce constat indiscutable nous rend d’autant plus précieux le travail savant qu’il a entrepris, depuis plus d’une dizaine d’années, d’affiner et d’éclairer une notion devenue fourre-tout: la religion.

C’est là que les ennuis commencent. Les nôtres et les siens. Rémi Brague est agaçant. Très agaçant. Il rétablit une parole verticale du professeur qui sait, dans un monde égalitariste qui préfère l’ignorance. Il cherche l’essence des choses, et des religions en particulier, dans un monde conquis depuis belle lurette par une vulgate existentialiste qui ne veut connaître que des individus et leurs destins personnels. Il s’affirme comme chrétien dans un monde qui confond au mieux le christianisme avec les droits de l’homme. Il ne se laisse pas prendre au leurre des «trois religions du livre».

Agaçant, très agaçant, on vous le disait. Précieux, donc. Précieux quand il défend le discours de Ratisbonne de Benoît XVI, sur la religion et la raison, qui fut tant controversé… pour de mauvaises raisons. Précieux quand il nous indique, à la suite de Hegel, que seul le christianisme est une religion et rien d’autre, tandis que «le judaïsme est une religion et un peuple ; l’islam est une religion et un système juridique ; le bouddhisme, une religion et une sagesse». Précieux quand il nous apprend que Machiavel, bien avant Nietzsche, avait reproché au christianisme d’avoir «efféminé» le monde. Précieux quand il nous précise que «l’islam, qui ne reconnaît pas la Bible comme authentique, n’a pas le même Dieu que le judaïsme et le christianisme, parce qu’il ne raconte pas sur Lui les mêmes histoires». Précieux quand il distingue entre le judaïsme, où «l’Église a absorbé le peuple», et le christianisme, qui commença par trois siècles de conflit avec les autorités de l’Empire romain. Précieux quand il nous rappelle que beaucoup de lois juives furent forgées, selon Maïmonide lui-même, pour séparer les juifs des autres peuples, tandis que l’islam a conservé du christianisme un message universel.

Mais distinguons encore avec soin: on devient chrétien par un baptême, un acte de volonté personnelle tandis que dans le Coran, tout homme, depuis l’origine de l’humanité, est censé être un musulman. En revanche, ce sont ses parents qui font de leur enfant un chrétien, un juif ou un zoroastrien. Les chrétiens ont repris le récit de l’Ancien Testament dans lequel Abraham discute et marchande même au sujet du sort funeste de Sodome et Gomorrhe, tandis que dans le Coran, l’anecdote est racontée sans négociation ni marchandage. C’est que la parole divine n’a pas le même statut: dans le judaïsme, comme dans le christianisme, elle est inspirée aux prophètes, tandis que selon le Coran, elle est dictée à Mahomet. On comprend mieux que «les institutions libres ne se sont guère développées dans des régions qui n’avaient pas été influencées par des idées juives ou chrétiennes».

On comprend mieux aussi les rapports à la violence qu’entretiennent les différentes traditions. Bien sûr, chaque fois, les récits de guerres, de massacres, d’exterminations même, sont le produit d’un «contexte» historique déterminé. Ainsi Brague nous apprend-il que les exterminations décrites dans l’Ancien Testament, exécutées par les Hébreux sur leurs voisins, sont bien souvent des allégories pour compenser la grande faiblesse d’un peuple hébreu «pris en tenailles entre les deux puissants empires d’Égypte et de Mésopotamie. Les récits guerriers de la Bible sont des rêves compensatoires, non des reportages historiques». Dans le Coran, c’est au contraire le récit d’une puissance en expansion qui est exaltée. Mais si le récit peut être remis dans son contexte historique, la parole divine ne peut l’être puisqu’elle est absolue, et que le prophète est le «bel exemple» qui doit être imité par tous et pour tous les temps, ses faits et gestes étant une source de droit plus importante encore que le Coran, même lorsqu’il tue, égorge, massacre.

Rémi Brague nous démontre que nous sommes dans une impasse tragique. «Alors que nos systèmes juridiques considèrent que le fait d’être un homme serait plus profond que la division du genre humain en diverses religions», nous avons sur notre sol un système juridique «religieux» qui doit s’imposer à tous. Une Loi divine à la place de la loi des hommes, qui définit comportements et mœurs. Alors que la nation française est une création millénaire qui a forgé notre identité, nous avons des croyants d’Allah qui considèrent que «toute nation ne peut être qu’un inutile doublet de l’Oumma, dont le Coran dit qu’elle est “la meilleure des communautés” et dont le dirigeant est Dieu».

Cette vérité est intolérable à nos sociétés, qui trouvent toutes les issues possibles pour y échapper. «On dit les religions sont violentes pour ne pas distinguer l’islam, comme il y a quelques dizaines d’années, on préférait évoquer les dangers que représentaient “les idéologies” pour ne pas avoir à nommer le marxisme-léninisme.» On dit: tout cela sera réglé par une stricte laïcité. On dit: il faut se débarrasser de toutes les religions. On dit: tout cela sera noyé dans les joies hédonistes de la consommation. On dit: l’école républicaine réglera tout ça d’un coup de baguette magique. On dit tout et son contraire. Rémi Brague est l’apporteur de mauvaises nouvelles ; mais comme il le fait poliment, sans hausser la voix, on ne l’exécutera pas. On fera seulement semblant de ne pas comprendre ce qu’il nous dit.

Le Figaro

Merci à valdorf

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