«Je ne veux pas sacrifier mon enfant à mes idéaux !» L’entrée en sixième sonne souvent comme un défi pour les familles installées dans les quartiers mélangés. Entre convictions solidaires et souci de protéger sa fille ou son fils, le choix prend des allures de dilemme intime.
C’est un iceberg que personne ne voit venir. Qui met à l’épreuve, parfois violemment, dans les familles de gauche, des valeurs qui semblaient ancrées pour la vie. Une déchirure intime, un rite de passage citoyen et politique, la première occasion majeure, souvent, de confronter ses actes à son discours politique. L’aîné entre en sixième.
Ceux qui y sont confrontés étaient partis gentrifier les quartiers populaires, ils s’étaient éloignés du centre-ville parce que l’immobilier n’y était plus accessible, ils aimaient croiser leurs voisins d’origine et de classe sociale diverses le dimanche matin au marché. Ils comprennent désormais que vivre dans le quartier, dans cette banlieue, c’est aussi faire grandir les enfants ensemble.
Mais le collège public du secteur a mauvaise réputation. Dans les palmarès des meilleurs collèges, il est moins bon que celui du pâté de maisons d’à côté. D’année en année, les collégiens n’y reflètent plus vraiment la diversité du quartier. Parfois même, il est devenu un «collège ghetto», tant de nombreux parents ont déjà préféré l’éviter à leurs enfants. Dans les dîners entre copains, dans les familles et au sein du couple, les discussions se tendent. Puis il y a cette phrase qui résume tout : «La mixité sociale ne se fera pas sur le dos de ma fille !» Un cri de désespoir que le philosophe Patrick Savidan comprend bien : «Parce qu’il n’a pas pris au sérieux le problème de la mixité à l’école, l’Etat met les parents en demeure de choisir entre leur enfant et la solidarité.» En septembre, une tribune publiée dans Libération, «A mes amis qui trichent avec la carte scolaire», avait suscité de nombreuses réactions, tant de la part des «tricheurs» que de parents excédés par les petits arrangements de leurs voisins.
Comment articuler, au plus profond de soi, cette décision de ne pas scolariser son enfant dans le quartier, quand on se réclamait en primaire de l’esprit laïque de l’école de la République, et qu’on se faisait élire représentants FCPE aux conseils d’école ? Comment justifier quotidiennement ce grand écart entre le dire («je pense qu’il est important que chacun s’engage pour lutter contre les inégalités») et le faire («je préfère garantir à mon enfant un entre-soi rassurant») ?
Certains parents, lucides, assument d’avoir fait le deuil de certaines convictions et expliquent, sans fierté mais sans faux-semblants, avoir établi, la mort dans l’âme, une priorité : mon enfant vaut plus que mes principes. D’autres tentent la quadrature du cercle et plaident le cas particulier. Le petit dernier est trop «fragile». Le grand s’est pris d’une soudaine passion pour le tuba… ça tombe bien, le collège réputé d’à côté propose justement une option instruments à vent. Ou, version plus politique : «Tant que le privé ne sera pas contraint à jouer le jeu de la mixité, pas de raison que je le fasse (et en attendant, je mets mon enfant dans ledit privé)». Entre les mots, il s’agit de se persuader qu’on est toujours de gauche. Qu’on pense toujours «bien». «Des parents qui ont toujours joué le jeu du public et de la mixité se retrouvent dans certains quartiers face à un choix cornélien – ghetto ou privé – à cause d’un manque de coordination de la puissance publique, estime Julien Grenet, enseignant à l’Ecole d’économie de Paris, qui a participé au projet de multisectorisation mis en place à la rentrée dernière à Paris visant à casser certains ghettos scolaires. On ne peut pas leur en vouloir de dire non. Ce qui est choquant, c’est que certains parents, très armés intellectuellement, s’aveuglent et nient la ségrégation avec de faux arguments.»
«Les parents se trouvent pris dans un tissu d’injonctions contradictoires. Ce ne sont pas des égoïstes ni de mauvais citoyens. Mais ils tranchent désormais en faveur d’une solidarité restreinte, la solidarité intergénérationnelle en faveur de leur enfant, au détriment d’une solidarité publique», analyse Patrick Savidan, qui a justement consacré un livre à ces choix terribles, Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Albin Michel, 2015) : comment se fait-il qu’en France, où la passion de l’égalité est bien réelle, nous optons pour des choix (contourner la carte scolaire, «optimiser» ses impôts…) qui creusent les disparités sociales ? Le philosophe, professeur de philosophie politique à l’université Paris-Est – Créteil et président de l’Observatoire des inégalités, a un joli mot pour résumer ces mauvais choix : l’akrasia. «En philosophie, depuis l’Antiquité, c’est une faiblesse de la volonté. Agir de manière contraire à ce qu’on sait être le meilleur. Ce n’est pas vraiment immoral, pas vraiment irrationnel, c’est le résultat d’une injonction contradictoire. Il serait trop facile de dire que les parents sont hypocrites. La question importante c’est : pourquoi ?» (….)
Jouer sur la fibre morale ne suffira pas pour progresser sur le chemin de la mixité scolaire. Sans doute faudra-t-il accepter que les parents ne joueront le jeu de la carte scolaire que s’il leur profite : collèges défavorisés encore mieux dotés, classes très allégées, bonus pour l’affectation en lycée, options rares dispensées prioritairement dans les établissements délaissés (lire ci-contre)… Une façon d’accepter que l’intérêt collectif, s’il veut progresser, doit parler à l’intérêt particulier.
Très impliqué dans la bisectorisation entre les collèges Coysevox (plutôt pas trop mal loti) et Berlioz (plus difficile) dans le XVIIIe à Paris, Philippe Darriulat a souvent été confronté à l’inquiétude, voire à la colère, des parents. «On peut dire ce qu’on veut, ce qui a le plus de poids, c’est la parole des parents et des enfants qui ont joué le jeu. C’est le discours de pair à pair, le plus utile. Pas celui de l’expert, ni celui du politique.»
Personne n’a envie d’être généreux tout seul. Des associations de parents, comme, à Paris, Apprendre ensemble (lire ci-contre), tentent de faire entendre d’autres arguments : faire l’expérience d’une école diverse et moins déconnectée des réalités sociales peut être un atout, bien plus tard, sur le marché du travail. Si les familles jouent le jeu toutes ensemble, personne n’est perdant : une façon de résoudre le fameux dilemme du prisonnier.