Le sociologue Jean-Pierre Le Goff retrace les dix-huit années qui ont précédé les événements de Mai 68 qu’il analyse comme une ” crise de la modernité et l’avènement du peuple adolescent”. Il débattra autour de ce thème avec Patrick Buisson le 13 mars, dans le cadre des rencontres du Figaro qui se déroulent Salle Gaveau.
Après Mai 68, l’héritage impossible (La Découverte, 2006), le sociologue a choisi la forme du récit pour transmettre aux jeunes générations ce que furent la transformation d’un monde et l’ébranlement intérieur d’un jeune Normand pendant les années 1960. […] Le Figaro Magazine en publie les bonnes feuilles.
CROYANCES CONTEMPORAINES
Aujourd’hui, il est de bon ton, dans certains milieux, de se vanter d’avoir été élevé en dehors des préjugés campagnards et religieux en faisant valoir une modernité qui serait débarrassée de toute croyance. On peut en douter sérieusement au vu de la place et de la fascination qu’exerce sur certains esprits le monde de l’audiovisuel. J’ai pu m’en rendre compte un jour où j’avais eu le tort d’accepter d’intervenir dans une émission d’une chaîne de télévision bien connue qui plaît beaucoup aux adolescents. Ce jour-là, de jeunes élèves d’une école de la banlieue parisienne étaient venus assister à l’émission dans le cadre d’une sortie scolaire « à visée éducative ». En entrant dans le studio avant que l’émission ne commence, ils s’éparpillèrent dans tous les sens, regardant de tous les côtés comme éblouis par ce lieu hors des normes qu’ils ne connaissaient jusqu’alors qu’à travers leur écran de télévision. Les responsables avaient du mal à les tenir en place tellement ils étaient agités. Je les observais jetant leur regard émerveillé vers la table encore vide où les animateurs et les invités allaient bientôt prendre place. J’avais l’impression que ces jeunes entraient pour la première fois dans un nouveau lieu sacré avec ses plateaux inondés de lumière qui sont comme un univers hors de l’espace et du temps, régi par quelques mystérieux ordonnateurs et animateurs auréolés de leur notoriété. […]
JEUX D’ENFANT
La « petite guerre » avait l’avantage de satisfaire une agressivité par le jeu qui ne débouchait pas sur des drames mais se payait seulement de quelques bleus. Elle faisait alors partie de la condition enfantine des garçons comme la « guerre en vrai » était celle des adultes depuis toujours. Il ne serait jamais venu à l’idée de nos parents comme de nos maîtres d’école de nous interdire de « jouer à la guerre ». L’heure n’était pas à l’hygiénisme et au pacifisme ; on ne rêvait pas d’un monde plein d’amour et de bisous et les éducateurs ne prétendaient nullement éradiquer toute forme d’agressivité chez les enfants, tout particulièrement chez les garçons.
TINTIN, DES RACINES ET DES AILES
L’album Tintin au Congo ne semblait choquer personne. Le paternalisme de Tintin tout comme celui des Pères blancs semblait aller de soi face à des indigènes qui paraissaient toujours bêtes et souriants : « Toi y en a grand sorcier ! Toi y en a devenir roi des m’Hatouvou ! Dire qu’en Europe, tous les petits blancs, y en a être comme Tintin… » Le héros pouvait tuer des gazelles, des éléphants et récupérer leur ivoire, faire sauter un rhinocéros à la dynamite… cela n’avait rien de particulièrement choquant : la faune et la flore paraissaient inépuisables à l’heure du productivisme triomphant. […]