Fin 2012, François Hollande est à l’Élysée depuis 6 mois seulement, le gouvernement Ayrault décide de faire de Marseille son laboratoire sécuritaire, et de démontrer que la gauche peut aussi montrer les muscles, avoir la main ferme, et “karcheriser” les trafics qui gangrènent la deuxième ville du pays, braquée par toutes les caméras, depuis qu’on a tué un minot de 16 ans Clos la Rose (13e).
Jean-Paul Bonnetain, un représentant aussi chevronné qu’éloquent de l’État, étrenne le poste de préfet de police de plein exercice. “Je venais d’être nommé conseiller sécurité et le préfet m’a demandé d’élaborer un plan d’envergure de reconquête du territoire. Il exigeait que l’on soit innovant..”, se souvient le commissaire divisionnaire Fabrice Gardon, aujourd’hui numéro 2 de la police judiciaire marseillaise.
“L’approche globale », un terme emprunté à l’OTAN partant du postulat que la résolution d’un conflit ne peut plus reposer uniquement sur des moyens militaires, est lancée. “Les opérations coup de poing n’avaient aucune efficacité de fond et chaque service bossait dans son coin, du coup l’action était saupoudrée. Il fallait une méthode coordonnée de tous les acteurs publics au même endroit et sur la durée”, continue l’éminence grise de cette méthode unique en France, constituée de 5 phases : démantèlement d’un trafic, présence de CRS pendant 3 à 5 semaines, amélioration du cadre de vie, actions sociales et enfin “service après-vente” avec une seconde vague de CRS et la création d’un groupe de pilotage et de suivi qui survivra (lire ci-dessous). 40 cités sont dans le viseur. Moins d’un an plus tard, 22 cités ont été “traitées” et 465 trafiquants arrêtés. En 2013 et 2014, l’opération monte en puissance, notamment grâce à une forte présence de CRS. “En 2014, on avait encore 2 compagnies par jour, mais dès l’année suivante, état d’urgence et pression migratoire obligent, on s’est retrouvé à une demi-compagnie”, précise l’actuel préfet de police, Olivier de Mazières, qui ne désespère pas d’inverser la tendance.
“Dur de dire à des chasseurs de partager leur territoire”
L’approche globale, du moins sa phase policière, s’essouffle fatalement mais de ces deux années reste un enseignement : l’art du travail en commun. Alors en avril 2015, surgit “le pilotage renforcé”, encore une fois une innovation, même si l’on peut se demander pourquoi elle a autant tardé à exister : tous les jeudis désormais, sous l’égide du patron de la PJ, Éric Arella, tous les services ayant maille à partir avec les trafiquants partagent leurs renseignements. “C’est une putain de révolution, lâche un enquêteur chevronné des stups, j’ai 35 ans de service et croyez-moi c’était la guerre avant, on aurait jamais donné nos objectifs, c’était difficile de dire à des chasseurs de partager leur territoire. Du coup, des enquêtes de longue haleine étaient parfois bousillées par une interpellation soudaine, ou alors une bonne info d’un mec de terrain pouvait rester dans un tiroir tout simplement parce que personne ne la transmettait rapidement au bon service”. Évidemment, “ça ne s’est pas fait en appuyant sur un bouton, rappelle le préfet de police De Mazières, il fallait amorcer la pompe, faire des affaires”, ajoute le directeur départemental de la sécurité publique, Jean-Marie Salanova, dont le prédécesseur avait grincé des dents dans un premier temps. “Ils pensaient que l’ogre PJ allait bouffer tous leurs indics, mais au contraire on valorise leurs infos”, pilonne Sébastien Lautard, le patron de la brigade des stups de la police judiciaire. “Ce partage de renseignements, qui va dans les deux sens, permet d’avoir une vraie lisibilité sur les réseaux, on sait maintenant qui tient quelle cité et comment on peut faire pour les péter ». La méthode est en cours d’exportation aux quatre coins du pays…
2016 trafiquants écroués en 5 ans
Il semble complexe de nier que les résultats s’avèrent, au final, impressionnants : en 5 ans, 3 691 trafiquants ont été arrêtés dont 2016 écroués dans la foulée, et rien qu’au cours des deux dernières années, 1,5 tonne de résine de cannabis, 184 kilos de cocaïne et 5 millions d’euros d’avoir criminels ont été saisis au cours du démantèlement de la tête aux pieds de 108 réseaux. Des affaires souvent dans le giron de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) qui ont amené, notamment pour les dossiers de la “tour K” et de “la place du Mérou” de la Castellane (16e), mais aussi des Lauriers (13e) et de Val Plan (13e), à des condamnations allant de 7 jusqu’à 14 ans de prison… Pour autant, malgré ces investigations couronnées de longues mises à l’ombre, malgré les dizaines d’assassinats sur l’autel de ce business, les réseaux renaissent toujours de leurs cendres.
Alors que faire ? “C’est la question qui tue !”, sourit le patron de la PJ, l’inspecteur général Éric Arella : “On ne réglera pas le problème du trafic de drogue localement, mais à l’international en poussant et en aidant par exemple les producteurs du Rif au Maroc à investir dans des plantations légales. En revanche, ici à Marseille, on pourrait encore consolider nos bons résultats judiciaires avec un retour des moyens, du type CRS, pour une présence quotidienne sur le terrain qui limitera la reprise des réseaux que l’on démantèle. Évidemment, le volet prévention mériterait d’être aussi amélioré. Mais encore une fois, sans négociations à l’international, on aura la même discussion dans dix ans…»
Mais où vont les millions de la came ?
Personne ne détient ce chiffre noir. Celui qui fait que certains minots ont les yeux qui brillent en rêvant de devenir le patron du plan stups, et que ce dernier a constamment regardé dans le rétroviseur, de peur d’entrer dans le viseur des kalach’ de concurrents. Même si dans une note adressée au préfet de police à la fin de l’année 2012, il était fait état d’une estimation de l’offre – “a minima, trois tonnes de cannabis sont nécessaires pour alimenter le trafic » -, personne ne sait combien rapporte ce business mortifère à Marseille. “Lors de nos enquêtes très récentes, on a pu déterminer, grâce à des comptabilités saisies, que par exemple le chiffre d’affaires du plan des Oliviers (13e) peut grimper à 40 000 euros par jour, que celui du Petit Séminaire (15e) peut atteindre, grâce à 300 ou 400 clients en moyenne, les 15 000 euros, et qu’à la Paternelle (14e), les boss parvenaient à empocher entre 2500 et 3500 euros de bénéfices nets chaque jour », souffle Sébastien Lautard, le patron de l’antenne marseillaise de l’OCRTIS (Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants). De quoi imaginer, considérant que selon nos sources une cinquantaine de cités marseillaises ont en leur sein un réseau, dont une dizaine en ont plusieurs, que ce chiffre noir se situe au-dessus d’un demi-million d’euros de chiffre d’affaires quand les comptes ont été bouclés et que les grands patrons de ces “PME” ferment un oeil, un seul, craignant également un réveil policier à 6 heures du mat’. Mais alors où sont dépensés et investis ces millions de la came ?
5 millions d’euros d’avoirs criminels liés aux stups saisis chaque année par la PJ
“Un dealer, d’un certain niveau je veux dire, tu le captes à son train de vie quotidien déjà : il mange au resto, midi et soir, il roule en bagnole de location, il paie des cafés la journée, parfois des verres le soir, détaille un enquêteur chevronné de la brigade des stups,donc ça fait entre 200 et 300 euros par jour, payés en cash, 30 jours dans le mois, alors que les mecs se déclarent au RSA et qu’il n’y a aucun mouvement sur le compte bancaire qui sert à le réceptionner ! Sans compter l’ameublement et les fringues : faut voir le luxe de certains HLM que l’on investit quand on interpelle et les dressings de monsieur et madame, avec des jeans à 500 euros pièce, et des produits Vuitton qui reviennent quasiment dans chaque affaire !”
Si les patrons et cadres sup’ des stups restent des enfants de la société de consommation et du paraître, notamment en allant flamber en Espagne, en Thaïlande, à Saint-Trop’ ou sur les pistes de Tignes, nombre d’entre eux n’oublient pas d’investir, d’exfiltrer ces centaines de milliers d’euros, de placer pour de très hypothétiques vieux jours. “Pour l’heure, aucun des très gros que l’on a connu ces dernières années n’est parvenu à rester en vie, se ranger des camions et à réellement profiter de ce pognon”, lâche un policier, qui détaille le système des “sarafs”, le mot arabe pour désigner ces banquiers occultes qui font de la magie avec les millions de la drogue : “Le dealer lui file 200 000, lui, il appelle un de ses collègues banquiers en Algérie pour lui dire que tout est OK, qui lui-même passe un coup de fil au Maroc pour donner l’autorisation de renvoyer 300 kilos de résine de cannabis vers la région parisienne par exemple et au final, en compensation comme ils disent, on atterrit sur l’achat sous un prête-nom d’un appartement ou sur le paiement d’un conteneur de fringues chinoises ou encore d’une livraison de voitures de luxe venues d’Allemagne qui seront revendues ici. Voilà comment des millions sont blanchis, juste sur la confiance, sans que l’argent n’ait jamais circulé, et donc qu’il soit détectable par nos services. Alors, outre les saisies immobilières notamment, dès qu’on le peut il faut les dépouiller de ces biens mal acquis, comme on l’a fait récemment en se faisant attribuer par le juge une dizaine de voitures d’un réseau pour le service ! Ça sera toujours cela d’économiser sur nos impôts…” Selon le patron du Groupe d’intervention régional de la PJ, Matthieu Collin, spécialisé dans les enquêtes patrimoniales, “en moyenne 5 millions d’euros d’avoirs criminels sont saisis chaque année à Marseille sur des affaires de stups qui représentent 40 % de nos saisies, alors que ce ratio est de 12 % en France…”
Comme dans les entreprises commerciales, face à ces flots de cash, le prolétariat est davantage la norme. “Un chouf (guetteur) c’est 80 euros la journée, c’est ridicule par rapport au risque pris mais c’est énorme pour la famille, parce qu’il ne faut pas se mentir, certains parents finissent par fermer les yeux sur la provenance de ce que ramène le petit à la maison… Les stups font vivre des centaines de familles et évidemment nombre de commerces et de marques. C’est pas des blagues quand il est dit que c’est une économie parallèle”. Parallèle, illégale, mais dont le chiffre d’affaires global devrait, a annoncé récemment l’INSEE, être intégré, comme cela se fait dans plusieurs pays européens, au PIB (produit intérieur brut) de la France. L’indice de sa création de richesses…
À la cité de La Castellane, les dealers ont bien repris le terrain
Plantés sous chaque porche, ils sont une quarantaine, ce vendredi midi. Business is business. Et celui-là n’a nul besoin de pointeuse pour encadrer ses petites mains : 7 jours sur 7, elles tiennent leur poste dans un uniforme qui signe autant leur fonction qu’il brouille toute tentative d’identification. C’est en effet, quarante fois répétée, la même silhouette : survêtement noir, capuche rabaissée bas et ce détail vestimentaire qui n’a que peu à voir avec la météo : une cagoule militaire bleue ne laissant visibles que les yeux et la bouche.
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