« Le Monde des livres » publie en exclusivité des extraits du livre « Le Lambeau », de Philippe Lançon, miraculé de l’attentat du 7 janvier 2015 à « Charlie Hebdo ».
(…) Nous étions là pour nous amuser, nous engueuler, ne pas prendre au sérieux un monde désespérant. J’ai eu honte de ma réaction et j’ai regardé la “une”. Luz, en retard ce matin-là, l’avait dessinée. On voyait Houellebecq en demi-clochard blafard et allumé, clope à la main, nez d’ivrogne et bonnet étoilé sur la tête, genre lendemain de fête trop et mal arrosée. Au-dessus, cette inscription : “Les prédictions du mage Houellebecq”. Au-dessous, les prédictions : “En 2015, je perds mes dents… En 2022, je fais ramadan !” Il avait tout prévu, vraiment, sauf l’attentat.”
(…) J’étais maintenant à terre, sur le ventre, les yeux pas encore fermés, quand j’ai entendu le bruit des balles sortir tout à fait de la farce, de l’enfance, du dessin, et se rapprocher du caisson ou du rêve dans lequel je me trouvais. Il n’y avait pas de rafales. Celui qui avançait vers le fond de la pièce et vers moi tirait une balle et disait : “Allah akbar !” Il tirait une autre balle et répétait : “Allah akbar !” Il tirait encore une autre balle et répétait encore : “Allah akbar !” Avec ces mots, l’impression de vivre une farce est une dernière fois revenue pour se superposer à celle de vivre cette chose qui m’avait fait voir et revoir Franck [Brinsolaro, le garde du corps de Charb] dégainer quelques secondes plus tôt, quelques secondes mais déjà beaucoup plus, car le temps était haché par chaque pas, chaque balle, chaque “Allah akbar !”, la seconde suivante chassant la précédente et la renvoyant dans un lointain passé et même très au-delà, dans un monde qui n’existait plus.
(…) La voix de celui que j’étais encore m’a dit : “Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant, nous ne sentons rien.” Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s’adressant à moi par-dessous en disant nous. L’œil est passé sur la main et il a vu au-delà, à un mètre, le corps d’un homme allongé sur le ventre dont j’ai reconnu la veste à carreaux et qui ne bougeait pas. Il est remonté jusqu’au crâne et il a vu entre ses cheveux la cervelle de cet homme, de ce collègue, de cet ami, qui sortait un peu du crâne. Bernard est mort, m’a dit celui que j’étais, et j’ai répondu, oui, il est mort, et nous nous sommes unis sur lui, sur le point de sortie de cette cervelle que j’aurais voulu remettre à l’intérieur du crâne et dont je n’arrivais plus à me détacher, car c’est par elle, à ce moment-là, que j’ai enfin senti, compris, que quelque chose d’irréversible avait eu lieu.
Merci à valdorf