En 2017, plus de 6 000 Tunisiens ont débarqué illégalement en Italie. Parmi eux, 700 jeunes du village minier de Redeyef, dans l’intérieur du pays.
Hedi Labet rêvait du grand large, de l’Italie, de la France, de l’Europe. Partir loin de cette steppe caillouteuse de la Tunisie intérieure, son pays à lui, qui, dit-il, « tue l’ambition ». S’évader de son bourg de Redeyef, tout près de la frontière algérienne, où l’industrie vieillissante du phosphate ne suffit plus à nourrir son monde, attisant la détresse sociale dans toute la région minière de Gafsa. « Rien ne m’encourage à rester ici », grince le jeune homme qui, comme tant d’autres, a songé à partir – avant d’abandonner.
Il est gringalet, Hedi, si frêle dans son jean, si gauche en apparence avec ses grosses lunettes sur le nez, mais la traversée de la Méditerranée ne l’effrayait pas. Pourquoi pas lui ? Tant de ses amis, ces jeunes désœuvrés de Redeyef, ont déjà tenté l’aventure et l’ont parfois réussie. Le phénomène est troublant : l’émigration clandestine des jeunes vers l’Italie, porte d’entrée de l’Europe, a littéralement explosé en 2017. Le nombre de Tunisiens arrivés illégalement sur la péninsule a atteint 6 150 personnes, soit 7,5 fois plus qu’en 2016. Si les routes maritimes peuvent varier – certains Tunisiens partent de Libye –, ces migrants sont arrivés pour l’essentiel de Tunisie même, d’où ont embarqué 5 900 illégaux ayant accosté en Italie. Parmi eux s’est glissée une petite minorité (moins de 10 %) d’Africains subsahariens.[…]
La courbe avait ensuite chuté, mais voilà qu’elle s’envole à nouveau. Depuis le début de 2018, les Tunisiens sont même la deuxième nationalité, après les Erythréens, à débarquer en Italie, alors qu’ils se situaient au huitième rang en 2017. Une telle poussée migratoire en dit long sur la désespérance sociale qui frappe la jeunesse de la Tunisie intérieure, celle-là même qui avait déclenché la révolution de 2011 à l’origine d’une transition démocratique unique dans le monde arabo-musulman. […]
A chaque période de vacances d’été, c’est la même tentation : les retours des émigrés de France ou d’ailleurs, le temps des retrouvailles avec la famille et les amis restés au « bled », suscitent de nouvelles vocations au départ. « Quand on voit leur niveau de vie, comparé à notre précarité ici, cela nous encourage à tenter notre chance », glisse un jeune de Redeyef. Hamza Taleb, lui, avait une motivation supplémentaire pour partir : il était tombé amoureux d’une Tunisienne de Nantes croisée à Redeyef l’été 2017. « J’étais prêt à prendre tous les risques pour la retrouver », avoue–t-il.
Au large de Sfax, le chalutier sur lequel il avait embarqué aux côtés d’une soixantaine de candidats à la traversée n’a pas eu de difficultés à s’éloigner du littoral tunisien. « Un bâtiment de la garde nationale nous a aperçus de loin, se souvient Hamza, mais il n’a pas cherché à nous bloquer. »[…]
La corruption joue certes son rôle. De nombreux candidats au départ racontent avoir glissé des billets à des fonctionnaires. Mais, au-delà des pots-de-vin, la volonté de l’Etat de faire barrage est-elle aussi nette que les discours officiels le prétendent ? La rumeur court, insistante chez les observateurs de ce rebond migratoire : certaines autorités fermeraient les yeux, car la vague de départs permet objectivement de désamorcer la bombe sociale que représente la jeunesse au chômage dans la Tunisie intérieure.