Journaliste sur France Info et sur France 5, l’historien Thomas Snégaroff, spécialiste des Etats-Unis, est, entre autres, le co-auteur de Géopolitique des Etats-Unis (Presses universitaires de France). Interview.
L’EXPRESS – Comment interprétez-vous l’ingérence par tweets du président américain dans le débat allemand sur les questions migratoires ?
T S – A l’évidence, il existe une animosité personnelle du président Trump à l’encontre d’Angela Merkel. L’éventualité d’une taxation des produits de l’industrie automobile agitée par Merkel a irrité l’hôte de la Maison Blanche, qui connaît par ailleurs l’étendue du déficit commercial de son pays.
Donald Trump est-il entendu par les Allemands, au-delà des électeurs et des sympathisants de la formation d’extrême droite, l’AfD (Alternative für Deutschland) ?
Oui. La CSU et le parti de la chancelière, la CDU, sont tiraillés par la question migratoire. Trump souffle sur des braises qui lui préexistent, et leur offre une perspective. Dans ce contexte, son pouvoir de nuisance est immense. Mais il y a une autre dimension : Stephen Miller et Steve Bannon ont théorisé l’ambition de promouvoir tout ce qui affaiblit la construction européenne, laquelle est jugée bien plus redoutable à Washington que la Chine.
Quelles formes concrètes cela prend-il, dans le cas de l’Allemagne ?
Avec la France, l’Allemagne reste le moteur de l’UE. Se laisser à aller à une critique très virulente de la politique migratoire de la chancelière, et brandir le spectre d’une immigration hors de contrôle en Europe, c’est donc aussi chercher à promouvoir des alliés objectifs dans cette oeuvre de destruction de l’édifice européen. C’est tenter de revaloriser les frontières, à l’instar de tous les partis de la droite dure, souverainiste, et eurosceptique qui se développent actuellement sur l’ensemble du Vieux Continent.
Le soutien appuyé de Trump au Brexit, ou les entrées du président américain dans la Hongrie de Viktor Orban, s’inscrivent dans ce contexte global. C’est aussi ce qui a conduit Trump à féliciter le chef de la Ligue, Matteo Salvini, pour ses triomphes électoraux en Italie.
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Qu’est-ce qui différencie la ligne politique de Trump vis-à-vis de l’Europe de celle des néoconservateurs des années 1990 et 2000 ?
Par exemple, le rapport à la Russie. Les néoconservateurs (du type de Robert Kagan ou de Bob Kristol) tenaient la Russie à distance. Aujourd’hui, on voit se fortifier un axe d’intérêts entre Washington et Moscou, liés par la même ambition de saper la construction européenne.
Les néoconservateurs, plus nuancés, ne visaient pas forcément à saper les fondements de l’UE. Ils souhaitaient structurellement une Europe suffisamment unie pour soutenir les Etats-Unis dans leur “mission”, mais pas assez forte pour pouvoir les concurrencer.
Vous le suggérez : cette époque, avec Trump, est réellement révolue ; désormais il s’agit bien de détruire l’UE. Veut-il, selon vous, généraliser le modèle de la démocratie illibérale ?
Trump, par nature, est hostile à l’alliance transatlantique (quand les néoconservateurs en avaient plutôt une vision asymétrique). Sa fascination pour le modèle illibéral est indéniable. Pour autant, nous n’en sommes pas forcément à des alliances en bonne et due forme.
De la part de Salvini, par exemple, le tropisme pour Trump est évident, de même que pour Poutine. Orban, aussi, regarde à la fois vers Washington et vers Moscou. Les uns comme les autres communient dans la vision poutinienne – et identitaire – de la “défense de la civilisation”.
L’Europe se retrouve donc prise dans une double tenaille, entre Trump et Poutine. Le projet européen reste à l’opposé du projet trumpien. Et Trump va continuer à chercher à humilier les gouvernements en place et les tenants du multilatéralisme, comme il a commencé à le faire avec Emmanuel Macron lors de sa visite à Washington. Il poursuit une stratégie du chaos.