Un spectre hante Jean-Jacques Bourdin : « J’ai vu l’émergence en Allemagne — ça m’interroge, d’ailleurs — de cette extrême gauche anti-immigrés ! », s’exclame le journaliste le 4 septembre 2018 sur RMC. Ce jour-là, à Berlin, Mme Sahra Wagenknecht, députée de Die Linke (La Gauche), accompagnée de personnalités issues des Verts et du Parti social-démocrate, présente à la presse Aufstehen (Debout). Inspiré de La France insoumise, ce mouvement espère mobiliser les déçus de la politique et réunir une coalition majoritaire « pour le désarmement et la paix, pour de meilleurs salaires, de meilleures retraites, une fiscalité plus juste et plus de sécurité ; pour plus d’investissements publics dans la formation et les infrastructures », selon l’appel fondateur (1).
Mais, comme Bourdin, la presse française raconte une tout autre histoire : « Allemagne : un mouvement de gauche s’empare du créneau antimigrants » (Agence France-Presse, 4 septembre) ; « Allemagne, une gauche antimigrants émerge » (Le Monde, 4 septembre) ; « Debout, le nouveau parti allemand, se veut de gauche et antimigrants » (RT, 4 septembre) ; « création d’une force de gauche antimigrants en Allemagne » (France Inter, 5 septembre) ; « Allemagne : naissance d’un nouveau mouvement de gauche anti-immigration » (Les Échos, 5 septembre) ; « Vers une nouvelle gauche antimigrants en Europe ? » (La Vie, 6 septembre) ; « Aufstehen, un mouvement de gauche hostile à l’immigration » (Le Figaro, 8-9 septembre) ; « une dirigeante d’extrême gauche crée un parti antimigrants » ; (L’Obs, 13 septembre) ; « un mouvement antimigrants » (Politis, 13 septembre), etc.
Problème : le texte fondateur d’Aufstehen ne contient pas la moindre considération hostile aux migrants. Si les auteurs tiennent pour « irresponsable la manière dont le gouvernement de Mme Merkel traite les défis de l’immigration », ils appellent à « garantir le droit d’asile pour les réfugiés ». Et, surtout, ils parlent d’autre chose. De « renationalisations », de « démocratie directe », d’écologie. La question migratoire ? « Ce n’est pas notre sujet central », a insisté Mme Wagenknecht lors de la conférence de presse du 4 septembre. « Notre approche commune consiste à remettre les questions sociales à l’ordre du jour. »
Un tel objectif contredit frontalement le récit auquel médias et partis dominants aimeraient réduire le débat public. Celui d’une Europe clivée entre méchants populistes et gentils libéraux — tous adeptes du marché. Chaque proposition politique qui échappe à cette fausse dichotomie y sera rattachée de force par une glu de « faits alternatifs ». Quand, au Royaume-Uni, M. Jeremy Corbyn réoriente le Labour à gauche, la presse le soupçonne d’antisémitisme parce qu’il soutient la cause palestinienne. Quand, en Allemagne, Mme Wagenknecht annonce la création d’Aufstehen, Laurent Joffrin l’accuse dans Libération (10 septembre) d’« imiter le discours de l’extrême droite ». En matière migratoire, la cofondatrice d’Aufstehen milite à la fois pour un renforcement du droit d’asile et pour une régulation de l’immigration de main-d’œuvre : elle s’oppose à l’ouverture totale des frontières. Cette position alimente un vif débat au sein de la gauche. Minoritaire au sein de Die Linke, elle rejoint celle de M. Bernie Sanders aux États-Unis — « Ouverture des frontières ? C’est une proposition de droite [qui] rendrait chacun en Amérique plus pauvre ! », a-t-il expliqué (Vox, 28 juillet 2015).
Les journalistes qui feignent l’indignation à l’écoute de Mme Wagenknecht ne peuvent ignorer que la plupart des partis européens appuient une politique beaucoup plus restrictive. En 2017, le candidat Emmanuel Macron promettait d’« accueillir dignement les réfugiés qui ont droit à la protection de la France. Les autres seront reconduits sans délai vers leur pays afin qu’ils ne deviennent pas des immigrés clandestins (2) ». Aucun média français n’avait alors décrit En marche ! comme un « mouvement antimigrants ». Et Libération titrait en « une » (6-7 mai 2017) : « Faites ce que vous voulez, mais votez Macron ».
(Merci à Camille)