Comment un tribunal fait le tri entre terrorisme et délinquance ordinaire
Les lois antiterroristes peuvent-elles réellement toutes trouver une traduction devant les tribunaux, ou existe-il des difficultés d’application pour certaines d’entre elles, trop larges ou trop floues ? La seizième chambre du tribunal correctionnel de Paris a dû se prononcer le 14 septembre dernier dans un dossier atypique qui met en lumière le délit d’entreprise terroriste individuelle, crée par une loi de 2014 et jusque-là utilisé de façon exceptionnelle.
Tout commence en juillet 2016 quand les gendarmes de l’Essonne interviennent chez Samir T., alors âgé de 30 ans. Les forces de l’ordre ont été appelées par sa compagne qui les a alertées après des violences conjugales. Samir T. n’ouvre pas la porte immédiatement. Quand les gendarmes parviennent à l’intérieur, ils découvrent dans le salon un pistolet semi-automatique, un casque lourd et un gilet pare-balles. Dans la confusion, le mari violent se jette au sol, demande à être abattu et entame des prières. Il dira plus tard qu’il avait passé la nuit précédente à boire et à fumer, qu’il était en “pleine descente”, et qu’il avait eu peur des uniformes.
Condamné à dix ans de prison
Mais, cette entrée en matière ne plaide pas en sa faveur. D’autant que lors de la perquisition qui suit, sont trouvés des cartouches, un couteau et une cagoule, et que les enquêteurs comprennent assez vite que le mari violent s’adonne régulièrement au trafic de drogue, vendant çà et là des barres de haschich, des sachets de cocaïne ou des galettes de crack. Assez logiquement, Samir T. est renvoyé une première fois devant un tribunal, celui d’Evry. Pour violences sur conjoint et pour détention et acquisition d’armes, il est condamné à dix ans de prison, dont la moitié avec sursis. Il est expédié à Fleury-Mérogis.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais une enquête préliminaire est également ouverte, cette fois pour suspicion de terrorisme… Ses ordinateurs portables sont fouillés. Ses contacts, exploités. Les enquêteurs retrouvent plusieurs photos de djihadistes en armes, issues de recherches sur Google, ainsi que des vidéos d’Al-Qaida et de chants religieux fréquemment échangés dans les milieux radicaux. Dans le GPS de son téléphone portable, apparaît aussi l’adresse d’une église de la région parisienne… Risque terroriste ? Samir T. est pourtant décrit par ses amis comme un vendeur de drogue, et un escroc à la carte bancaire. “C’est un voleur et un dealer mais pas un radicalisé”, assure l’un d’eux aux enquêteurs. En tout cas, aucun lien ne peut être établi entre Samir T. et des fichés S ou des musulmans radicalisés. Malgré tout, les juges antiterroristes décident de renvoyer Samir T. devant le tribunal pour “préparation individuelle d’un acte de terrorisme”.
Durant son procès, devant la seizième chambre du tribunal correctionnel de Paris, le délinquant assume être un trafiquant de drogue. Il a même continué ses activités de dealer pendant son incarcération par le biais d’un téléphone portable. Il reconnaît aussi les escroqueries, mais il conteste toute dérive radicalisée et plus encore toute entreprise terroriste. Son avocat jure que les armes retrouvées à son domicile étaient destinées à son activité de trafiquant – ce qui n’excuse rien –, mais que son client n’a jamais eu l’intention de semer la terreur. Huit ans de prison sont tout de même requis. Cependant, les juges ne vont pas suivre le raisonnement du parquet. Fait assez rarissime devant cette chambre spécialisée en matière de terrorisme, ils décident de relaxer Samir T. Le délinquant demeure bien sûr condamné pour violences conjugales et trafic d’armes. Mais, il est blanchi des accusations de terrorisme.
Une intention “non établie”
Dans les motivations du jugement, que “l’Obs” a pu consulter, les magistrats expliquent les raisons de cette relaxe. Ils soulignent notamment que
le profil de Samir T. doit être pris en compte : il n’est pas radicalisé puisque peu concerné par la religion, il pratique irrégulièrement et de façon peu convaincue (il ne fait pas le ramadan, il fume et boit) et […] il n’a pas de documentation chez lui pouvant apparaître comme liée à une pratique rigoriste de la religion
Le tribunal s’étonne d’ailleurs que les juges d’instruction antiterroristes aient renvoyé le suspect “pour un projet d’acte violent terroriste sans que ni la cible, ni le modus operandi ne soient défini. Samir T. est poursuivi pour une infraction pour laquelle l’intention est supposée et non établie”, résume-t-il.
Cette décision s’explique aussi par la difficile application du délit d’entreprise terroriste individuel crée en 2014 et que le Conseil constitutionnel a strictement encadré dans une décision de septembre dernier. Ce délit est venu compléter celui d'”association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste”, pierre angulaire de la justice antiterroriste mais qui ne permettait pas jusque-là de prendre en compte des démarches individuelles. “La décision du Conseil constitutionnel, détaillent les juges du tribunal parisien, est très claire. Les faits matériels qui seraient présents doivent corroborer une intention de préparer une infraction terroriste et cette intention doit être établie.”
Conclusion :
Le seul fait d’effectuer des recherches, quand bien même il s’agirait d’entrer dans le GPS à trois reprises des noms d’églises (sont) grandement insuffisants à caractériser la préparation d’une commission [d’attentat] sauf à donner à l’infraction une connotation particulièrement étendue et dangereuse par son imprécision…
Interrogé par “l’Obs”, l’avocat de Samir T., Me Jérémie Boccara, observe la rareté des relaxes prononcées par cette chambre spécialisée dans les affaires de terrorisme mais souligne le “discernement” des juges dans cette affaire :
Heureusement que des décisions pareilles sont prononcées. Nous parvenons à faire entendre les arguments du droit. Il faut que la jurisprudence évolue dans ces affaires. Ici, la justice aurait pu faire preuve de discernement plus tôt dans le cours de la procédure.
Le parquet antiterroriste de Paris, de son côté, a fait appel de cette relaxe.