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DISSENSUS. La mouvance “décoloniale” tente de substituer le prisme de la “race” à celui, plus traditionnel, de la “classe”. Cette ethnicisation militante était jusque-là l’apanage de l’extrême droite. Depuis l’apparition des Indigènes de la République, elle risque de contaminer la gauche. Débat.

Faut-il donner la parole aux extrémistes, au risque de leur offrir le moyen de propager leurs idées ? La question se pose depuis le début des années 1980, hier avec Jean-Marie Le Pen, aujourd’hui avec les défenseurs de thèses racialistes. “Le Nouvel Observateur” n’a jamais interviewé le fondateur du Front national. Pourquoi donnons-nous à présent la parole en débat à la cofondatrice des Indigènes de la République, parti essentialiste, né en 2005, qui ethnicise le débat et affirme, ici même, se situer en dehors du cadre républicain ?

Tout simplement parce que cette idéologie divise et contamine d’abord et avant tout, notre camp, celui de la gauche. Certes, la mouvance décoloniale n’existe pas sur le plan électoral, au contraire du parti lepéniste. Mais elle bénéficie de relais complaisants dans les médias de gauche, et dans certains milieux universitaires, proches des gauches radicales.

Projetons-nous un instant en 2020, année des élections municipales, à l’occasion desquelles le Parti des Indigènes de la République “ne s’interdit rien”. Dans les rangs socialistes, on s’inquiète déjà de la possibilité d’ententes locales entre certains élus de gauche et des militants décoloniaux. A tort, peut-être. Mais, comme on sait, le clientélisme politique est aussi une grande machine à recycler les extrêmes.

Il nous semble donc important que chacun connaisse les thèses développées par ce microparti, combattues ici par Gilles Clavreul, ex-délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Porte-parole au talent rhétorique indéniable de la théorie décoloniale, Houria Bouteldja professe la haine de l’Etat-nation. En embrouillant le débat par de savants syllogismes et un lexique très personnel, elle joue à l’envi sur le champ sémantique de l’antiracisme de manière à se dédouaner de tout racisme anti-blanc…

Elle se défend d’être antisémite, mais, pour expliquer qu’il n’y aurait de vrai racisme que d’Etat, elle ne craint pas de recourir à des comparaisons glaçantes, comme celle des “indigènes judéophobes (sic) [qui] n’ont pas les moyens d’affréter des trains pour Auschwitz”… Pour elle, les “indigènes” ne peuvent être que des victimes… même lorsqu’ils s’appellent Mohamed Merah !

Il est aussi utile de rappeler que, d’après elle, la répression qui vise les homosexuels dans bon nombre de pays musulmans est le simple résultat de l’influence occidentale et de ses “normes hétéro-sexistes”… Et de savoir qu’elle dénonce désormais un nouvel “impérialisme gay”.

On peut trouver délirante la prose de madame Bouteldja. Elle est en tout cas instructive. Et ceux qui seraient tentés, le cas échéant, par un compromis avec son mouvement ne pourront pas prétendre l’ignorer.

Carole Barjon et Sara Daniel

Il y a quelques semaines, une chanson du rappeur Nick Conrad (qui sera convoqué le 9 janvier prochain par le tribunal correctionnel de Paris pour “provocation directe à commettre des atteintes à la vie”) créait le scandale en parlant de “tuer des bébés blancs”. Condamnez-vous ces propos ?

Houria Bouteldja. J’étais d’abord un peu terrifiée. Mais je refuse d’emboîter le pas aux condamnations médiatiques qui empêchent souvent de penser et confinent au moralisme. Je n’ai pas visionné le clip, mais j’ai écouté les explications de Nick Conrad qui affirme s’être efforcé d’inverser la position des Noirs et des Blancs. La violence qu’il met en scène dans le clip a été exercée historiquement envers des Noirs. Je comprends que ce fantasme de vengeance des dominés puisse faire peur, mais un fantasme ne peut pas se substituer à la réalité des rapports de force qui sont dans les faits en faveur des Blancs. C’est pourquoi je préfère poser la question en termes politiques : que faire pour dénouer la situation et faire société ensemble ?

Gilles Clavreul. Ce clip véhicule une haine pure et dure, quelles que soient les explications fournies par la suite. Il me paraît surtout caractéristique de l’avilissement du débat public et de l’omniprésence de la question identitaire, qui contamine tous les sujets, des plus anodins aux plus importants. Je pense, par exemple, à la journaliste Rokhaya Diallo (1) qui a passé son été à vider son armoire à pharmacie, pour tenter de prouver que la couleur rose des pansements était symptomatique de la “domination blanche” !

Je pense également à la Coupe du Monde de football : la composition ethnique de l’équipe était sans cesse rappelée par certains médias et sur les réseaux sociaux, que ce soit pour se féliciter de cette “diversité” ou, au contraire, pour agiter le fantasme d’une “équipe africaine”. Tout cela me rend extrêmement pessimiste pour l’avenir. Nous n’arrivons plus à soulever des problématiques d’intérêt général sans que chacun ne raisonne à partir de sa propre identité, souvent largement fantasmée. A gauche, le fossé n’a cessé de se creuser, non sur les choix économiques, mais sur les questions identitaires. La prospérité de la mouvance décoloniale, que vous représentez, en est l’un des symptômes.

Houria Bouteldja, vous avez apparemment votre propre définition du mot “race”…

H. B. La race biologique n’existe pas. J’emploie les mots “Blancs”, “Noirs” ou “Juifs” au sens de constructions socio-historiques, comme le genre. Personne n’est choqué par l’idée que les rôles dévolus aux femmes et aux hommes sont des produits de l’histoire, tout comme l’idée que la dichotomie des sexes est socialement construite. Eh bien, la race, c’est la même chose. Les Blancs et les Noirs ont été en quelque sorte “inventés” lors de l’expansion coloniale vers les Amériques en…

(…)

Nouvel Obs

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