>Digital Society Forum : Pour décrire la relation des migrants avec la technologie, vous avez créé le concept de « migrant connecté ». De quoi s’agit-il ?
Dana Diminescu : Cette réalité ne date pas d’hier, mais elle a attiré l’attention des médias à partir de la crise migratoire de 2015. On s’est alors beaucoup intéressé à l’usage que faisaient les migrants des smartphones, de Facebook, WhatsApp, de Google Maps.
Mais en réalité, le tournant s’est produit à la fin des années 1990, avec la généralisation du mobile. Celle-ci a instauré un mode d’existence différent, fondé sur la joignabilité permanente. Les nouvelles technologies ont apporté des réponses immédiates à certains besoins des migrants : rester proche de la famille, rendre la migration supportable. À mesure que ces technologies se sont développées, elles ont envahi tous les aspects de la vie des migrants. Elles ont aussi amené de nouvelles contraintes : les smart borders, le tracking, la question de la privacy, ainsi que des contraintes sociales nouvelles comme l’obligation d’être présent même à distance, d’envoyer de l’argent…
Digital Society Forum : Comment l’idée de créer des applications pour aider les migrants est-elle devenue si répandue ?
Dana Diminescu : Dès 2006 sont organisés des barcamps pour venir en aide aux migrants. Dans ces années-là se développe aussi l’idée de « tech for good », d’utiliser la technologie dans un cadre d’économie sociale et solidaire. Tout s’accélère en 2015, quand les médias mettent en lumière le migrant connecté. De tous côtés activistes et hackers se mettent à créer des applications pour les réfugiés. Il y a une vague d’idées, une sorte de « technophorie ». Avec une expertise technique sur le sujet, beaucoup d’élan et d’initiative, mais sans vraiment avoir étudié la chose avant, sans avoir réellement regardé les usages. […]
Nous avons constaté que ces applications ont une vie de comète : ainsi en juin 2018, 27 % des applications recensées précédemment avaient disparu (13 sur les 48 recensées). En septembre 2018, 29 % avaient disparu (soit 10 sur les 35 recensées).
Nous avons aussi testé ces applications avec des réfugiés inscrits à l’école Simplon, dans le programme Refugeek qui les forme à être programmeurs en France. Ce sont des gens habitués au code, aux applications. Dans leur téléphone, nous n’avons trouvé aucune application destinée aux réfugiés. Ils utilisent Facebook, WhatsApp, Google, comme tout le monde.
Digital Society Forum : Comment expliquez-vous que ces applications manquent à ce point le public qu’elles visent ?
Dana Diminescu : Tout d’abord, construire une application avec des réfugiés, à partir de ce qu’ils disent, ne suffit pas. Il faut observer les usages réels, étudier ce qui se passe réellement quand les migrants utilisent des nouvelles technologies : comment ils se connectent, comment ils les utilisent en mobilité, quel est leur accès à la consommation de données, comment ils naviguent…
Nous avons aussi constaté que toutes les applications, même les plus simples, demandaient des informations personnelles. Toutes ont l’idée de faire reposer leur modèle économique sur les data. C’est classique dans le champ des applications. Mais quand on travaille avec des réfugiés, c’est délicat. Car ces personnes ne sont pas réfugiées par hasard : elles fuient des dangers et il faut faire très attention avec leurs données.
Digital Society Forum : Un article du Haut Commissariat aux Réfugiés datant de 2016 soulève les mêmes problèmes : en disant que beaucoup d’applications sont développées sans être en lien avec les associations, les institutions ayant de l’expertise…
Dana Diminescu : Je confirme. Il y a peu de liens avec le monde des chercheurs également. Or les méthodes des hackathons ne sont efficaces que jusqu’à un certain point. Les applications qui marchent, comme CALM (« Comme à la Maison », application qui met en lien des réfugiés avec des particuliers qui peuvent les héberger pour des durées variables, ndlr), c’est parce qu’elles mettent en pratique une idée longuement mûrie, dans le cas de CALM celle de favoriser l’intégration par l’immersion. […]