Editorial sur les « Gilets jaunes » de Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire catholique « La Vie ».
On peut aborder le mouvement des « gilets jaunes » par la morale, soulignant l’aveuglement devant l’urgence écologique. On peut tenter de les comprendre par l’histoire, celle des factieux ou celle des révoltes fiscales, « bonnets rouges » ou autres cahiers de doléances pré-révolutionnaires. On peut tenter de regarder cette crise, au contraire, au ras de l’immédiat. On y découvre alors la preuve fluorescente de la décomposition à laquelle nous sommes parvenus à force d’abattre corps intermédiaires, porteurs de lien et bâtisseurs de commun – familles, partis, syndicats, Églises, écoles, tous médiateurs, transmetteurs et négociateurs…
En haut, la république n’est plus grand récit, mais mauvais discours. En bas, l’individu colérique remplace le citoyen concerné. […]
On peut aussi, sans se vouloir marxiste, parler classes sociales. Les « gilets jaunes », ou la guerre civile des classes moyennes. Les Trente Glorieuses les avaient cimentées. Elles ont désormais des préoccupations, des valeurs et des intérêts qui divergent. Elles éclatent. Le haut ne comprend plus le bas. On voit les plus aisés contre les plus inquiets, les émergents contre les déclinants, les optimistes contre les déclinistes.
Dans un essai à paraître en janvier chez Gallimard, la philosophe Barbara Stiegler relève l’injonction à laquelle nous sommes soumis, alors que tout s’accélère, du réchauffement climatique au travail ou au sociétal : « Il faut s’adapter. » Voilà le mot d’ordre d’une sorte de darwinisme culturel appliqué à tous les champs : si vous ne suivez pas, vous disparaîtrez. Allons, « en marche » ! Alors, oui, il y a la France qui se sent bien et celle qui enfile son gilet. La première a cru en Macron, la seconde voit son quotidien se dégrader. Ce n’est pas la France périphérique, c’est « le peuple central », a habilement dit Marine Le Pen, qui cherche sa clientèle. […]