La Chine a adopté un plan quinquennal pour “guider l’islam afin de le rendre compatible avec le socialisme“. L’anthropologue Sabine Trebinjac, directrice de recherche au Laboratoire d’ethnologie et sociologie comparative du CNRS, revient sur ce projet de “sinisation” et l’histoire de la présence de l’islam en Chine.
Depuis le printemps 2017, une violente répression s’est abattue sur les Ouïghours, une minorité turcophone, de culture musulmane, vivant au Xinjiang, une province située à l’extrême nord-ouest de la Chine, l’ancien Turkestan oriental. En décembre 2018, le haut responsable des Nations unies pour les droits de l’homme, déclarait vouloir vérifier des “informations inquiétantes” sur l’existence de camps de rééducation où seraient détenues nombre de ces populations. Accusations que les autorités chinoises ont balayées d’un revers de main, demandant le “respect de la souveraineté de la Chine“.
Pour livrer quelques clés de lecture et tenter de comprendre comment une telle situation a pu se développer, nous avons demandé à l’anthropologue Sabine Trebinjac de revenir sur la présence de l’islam en Chine, depuis son arrivée au tout début du VIIIe siècle. Parlant à la fois le chinois et le ouïghour, Sabine Trebinjac travaille au Xinjiang depuis plus de 30 ans.
Un plan sur 5 ans pour « siniser » l’islam afin de le rendre « compatible avec le socialisme » est évoqué au plus haut niveau du gouvernement chinois. Qu’entendent les autorités de Pékin par cette « sinisation »?
L’Islam en tant que tel est perçu par le gouvernement chinois comme un mouvement radical, raison pour laquelle il veut procéder à sa « déradicalisation »… en le rendant « chinois ». De la même façon que cela a été fait pour l’économie socialiste, avec l’instauration d’un « capitalisme à la chinoise ». Siniser l’Islam, c’est donner naissance à un « islam à la chinoise » : pratiquer la langue chinoise, vivre comme un Chinois – donc notamment manger du porc -, et surtout être loyal envers le Parti communiste au pouvoir (les personnes internées doivent prêter serment de fidélité au PCC).
Récemment, les représentants de plusieurs associations musulmanes de huit provinces et régions (parmi lesquelles Beijing, Shanghai, Hunan, Yunnan, ou encore le Qinghai) se sont réunis pour discuter de ce projet de sinisation de l’Islam sur cinq ans (2018-2022), concluant que « l’islam en Chine devrait être guidé par la pensée de Xi Jinping sur le socialisme avec des caractéristiques chinoises pour une ère nouvelle », président qui comme Mao en son temps, désire contrôler « le cœur et les esprits ».
Pourquoi la Chine réprime-t-elle la minorité ouïghour du Xinjiang ?
Parce que ce sont des populations qui se perçoivent d’abord en tant qu’ouighours, – souvent par rapport aux oasis dans lesquelles elles vivent- plutôt qu’en se désignant comme faisant partie de la République populaire de Chine. Rappelons que cette minorité vit, selon la constitution chinoise, dans « la province autonome ouïghoure du Xinjiang », ce qui aurait dû leur conférer une certaine liberté, qu’ils n’ont pas dans les faits. Il est aussi important de rappeler que le Xinjiang est avant tout, pour Pékin, une des pièces maîtresses de son projet économique OBOR -One Belt, One Road – (les Nouvelles routes de la Soie) qui relient la Chine à l’Europe par le train. Ces routes passant par l’Asie centrale et donc le Xinjiang, Pékin veut s’assurer d’une totale sécurité.
De quand date ce changement d’attitude envers les Ouighours ?
On peut dire que cela a véritablement commencé après le 11 septembre 2001. Les autorités ont craint des attentats islamistes et une radicalisation de certains membres de cette communauté. Faisant le constat d’un renouveau de la piété religieuse, qui passe notamment par la pratique du ramadan, elles ont accru leur surveillance et le contrôle de ces populations aujourd’hui stigmatisées, puisque considérées comme des « extrémistes » ou des « séparatistes » potentiels.
En 2009, des événements interethniques dramatiques entre Ouighours et Han (la population chinoise majoritaire) ont jeté un nouveau discrédit sur cette communauté. Les premiers « disparus », comme on appelle ces personnes dont on n’a jamais plus retrouvé la trace, datent de cette époque. La situation n’a fait ensuite que s’aggraver à partir de 2014, avec les attentats de la gare de Kunming (Yunnan) et de la Place Tiananmen à Pékin, attribués par le gouvernement chinois à des groupes séparatistes ouïghours. […]
Cette « sinisation » ne semble pas seulement concerner les musulmans. Des églises catholiques et des temples protestants ont été récemment fermés en Chine. Au même titre que le Coran, le contenu de la Bible, doit être aussi réécrit pour « établir une compréhension correcte du texte ». Quelles sont ces « caractéristiques chinoises » que le parti du président Xi Jinping souhaite insuffler ?
Comme je le disais, cela concerne avant tout la maîtrise de la langue chinoise, le mandarin. Des destructions de livres en ouighours ont été signalées. Il est même question d’autodafés. La volonté d’imposer ces « vertus chinoises » n’est pas véritablement nouvelle. Outre l’Islam, les différentes communautés religieuses tolérées par le gouvernement chinois – Bouddhisme, Catholicisme et Protestantisme – sont soumises aux mêmes directives. Tout comme le taoïsme, l’unique religion véritablement chinoise. Rappelons ici que le confucianisme doit être considéré comme une morale, et non une religion. […]
Est-on dans un mouvement d’éradication des religions en Chine ?
En réprimant le développement fulgurant que connaissent aujourd’hui les religions en Chine, et parmi elles l’Islam, nous sommes plutôt dans une tentative d’établissement d’un nouvel ordre. D’une sorte de régulation. Bien que la liberté religieuse soit inscrite dans la constitution depuis les années 1980, le Parti communiste chinois est officiellement athée.
L’Islam chinois en chiffres
Parmi les 55 ethnies que compte la Chine, les plus importants groupes musulmans sont les Hui (9.8 millions, soit 48%), les Ouighours (8.4 millions, 41%), les Kazakhs (1.25 million, 6,1%), les Dongxiang (514.000, 2,5%), les Kirghizes (161.000), les Salars (105.000), les Tadjiks (41.000), les Ouzbeks, Bonans et Tatares (environ 21.000). Ces chiffres datent d’un recensement effectué en 2000. En 2009, le Pew Research Center a conclu qu’il existait 21.667.000 musulmans en Chine, soit 1,6% de la population totale (1.387 milliards).