Déracinée, hypothéquée d’office, arrachée au rêve de devenir professeur d’histoire, au plaisir de dessiner, aux odeurs de manioc et d’ananas, Grace ne sera plus que la passagère clandestine de sa propre vie. Affublée de faux noms et de biographies imaginaires à soigneusement réciter aux frontières successives. Transplantée du Nigeria ensoleillé jusque dans la poisseuse obscurité des bosquets du Bois de Vincennes.
Les scarifications? Celles qui lui furent imposées, un matin, «dans la banlieue de Benin City», par la lame que maniait le prêtre de l’Ayelala, redoutable et mystérieuse entité supérieure, à la fois église, tribunal, et divinité, jugeant et sanctionnant toutes celles qui auraient l’arrogance de se rebeller ou de trahir. Pacte de sang, gravé par une série d’incisions: aux épaules, aux pieds, au ventre. Comme autant de serments de respecter, pour toujours, les conseils que prodigue le premier des proxénètes, «la famille»:
“Tu dois écouter ta Madam, c’est elle qui sait ce que tu dois faire, tu ne dois en parler à personne, ni police ni personne; si tu ouvres la bouche ta langue tombera, ton sexe pourrira et sentira les ordures. Si tu ne paies pas ta dette, la maladie ou la mort arriveront pour toi ou ta famille.” […]
Ce pourrait être sinistre, mortifère à lire. C’est, à l’inverse, une poignante leçon de patience, de ténacité, et de courage. Patience farouche de Grace pour apprendre le français, pour essayer «d’en sortir». Courage de se confier, progressivement, aux associations de secours qui sillonnent les avenues forestières, aux avocats des êtres et causes en perdition, aux policiers plus attentifs ou moins indifférents que d’autres… […] À s’estimer encore très «chanceuse» de n’être pas tombée, chemin faisant, aux mains de Boko Haram, de n’avoir pas été vendue aux trafiquants de Libye ou de Syrie, tout comme d’avoir, dans son enfance, échappé au fléau de l’excision.
« Grace l’intrépide » raconte l’indicible des milliers de femmes africaines converties en lucratives «mines d’or» libidinales, otages et proies des mafias. Peu importe qu’il en soit ici du mot «roman» comme des vrais-faux passeports qu’il faut payer en s’endettant auprès des trafiquants et passeurs qui «traitent» l’offre de tous ces corps vers la demande européenne.[…]