Cette humanité est pourtant consciente de ses doutes, ses biais, ses préjugés, et n’hésite pas à les nommer pour, malgré tout, soigner ces patients (pas) comme les autres. La vie se charge d’ailleurs volontiers de faire mentir les certitudes: ainsi de ces deux femmes, que l’auteur nous dépeint assises dans sa salle d’attente. L’une, «religieuse (…) au voile crème», évoque l’enfance, la nostalgie, la douceur ; le «voile noir qui couvre les bras et les mains» de l’autre semble vouloir «jeter aux orties» les conquêtes féministes et révolte le médecin. Et pourtant: elle apprendra plus tard que la première «a probablement été impliquée dans les crimes qu’on juge à La Haye», tandis que l’autre, gamine du quartier et victime de violences, a trouvé dans la religion «un droit à se protéger et à se cacher du regard des hommes», pour reconstruire «fragilement une famille».
Face à l’immense douleur de ceux qui ont tout quitté, perdant parfois conjoint ou enfants dans la tempête, Brigitte Tregouët soigne, accompagne, écoute, «témoin souvent impuissant de ces déchirements». Le médecin n’est pas là pour faire de la politique migratoire, et s’indigne de la «légalisation de l’infériorité d’un autre être humain» que peut être une décision administrative, «mise à mort invisible, car déléguée au pays d’origine où l’on renvoie le migrant».
Parfois responsable, «par stéthoscope interposé», du destin de ces patients, Brigitte Tregouët ne ment pas pour les sauver. Mais «soigner, donner un toit, donner de l’eau, est-ce devenu un délit dans notre pays?». C’est pourtant, dit-elle, ce qui fait sens dans son métier: «Être le médecin de ceux qui en ont le plus besoin.»