Vingt ans après leur sortie, les aventures cyberpunk de Neo irriguent toujours les sphères conspirationnistes sur le Web, jusqu’aux franges les plus extrêmes.
« Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au Pays des Merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre. » Dimanche 31 mars, Matrix et ses répliques cultes ont fêté leur vingtième anniversaire. En deux décennies, le film des sœurs Wachowski ne s’est pas seulement imposé comme un monument de la pop culture : il a défini une bonne partie des codes de l’Internet alternatif, et tout particulièrement des sphères complotistes.
(…) Culturellement, le film s’inscrit dans une autre tradition des années 1970 : celle de la cyberculture dystopique, profondément liée aux grands auteurs de science-fiction que sont Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, 1968) et William Gibson (Neuromancien, 1984), qui valorise le hacker face à l’institution. Née en plein essor de l’informatique civile, elle connaît un regain d’intérêt avec l’éclosion du Web dans les années 1990.
La même année que Matrix, d’autres films de science-fiction s’engagent sur le chemin du cyberpunk, comme Dark City ou surtout le méconnu Passé virtuel, qui met, lui aussi, en scène un monde virtuel dont le héros informaticien se découvre être le prisonnier. « Ce n’est pas un hasard. En cette fin de siècle, il y a une angoisse millénariste, couplée à la fin des utopies et à l’émergence du Web », décrypte Alain Boillat.
(…) The Truman Show et Fight Club s’inscrivent dans une veine comparable, sans aller aussi loin. « X-Files a beaucoup marqué, mais même lui n’est pas aussi vertigineux que Matrix », note Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracywatch, qui surveille et lutte contre les théories conspirationnistes.
(…) Aujourd’hui, la fameuse pilule rouge que choisit d’avaler Neo, sésame pour un monde plus vrai et plus cru, s’est imposée comme la métaphore de l’entrée dans un discours alternatif, celui que les médias tairaient, celui qui dérangerait, par opposition à la pilule bleue, qui serait celui de l’acceptation paresseuse. « Matrix donne une dimension héroïque à quelqu’un qui peut être complètement anonyme avec une vie pâle et fade, et qui fait le choix d’accepter la dure réalité de sortir de l’illusion. Cela a beaucoup marqué l’imaginaire populaire : tout le monde sait ce que veut dire “sortir de la matrice” », note M. Reichstadt.
(…) Progressivement, la référence au film des sœurs Wachowsky s’est imposée comme un marqueur politique. Au tournant des années 2010, l’imagerie de Matrix est, en effet, récupérée par la « manosphère », les cercles de pensée masculinistes, qui en font l’incarnation de la résistance au discours féministe.
Elle donne ainsi son nom à la sulfureuse section « The Red Pill » du célèbre forum anglophone Reddit, et sa référence circule dans les cercles misogynes, racistes et suprémacistes qui en sont culturellement proches. Comme les Incels, cette communauté d’hommes accusant les femmes de leurs malheurs, ou l’influent site d’extrême droite conspirationniste Infowars, qui en a fait un synonyme de « conversion » à ses idées.
« La métaphore de la pilule rouge résume vraiment pour eux le fait qu’ils voient leur misogynie et leur racisme comme une forme d’élévation de la conscience », épingle la chercheuse Donna Zuckerberg, auteure de Not All Dead White Men : Classics and Misogyny in the Digital Age (Harvard, 2018, non traduit). « Ils [pensent qu’ils] sont capables de voir le monde avec plus de lucidité que nous autres… Ce qu’ils voient est que les hommes blancs hétérosexuels sont victimes de discrimination dans notre société. »