Une Fabrique de l’histoire exceptionnelle enregistrée le 13 avril dernier dans le cadre du Forum France Culture à la Sorbonne “Et si tout se jouait le 26 mai ? Europe, le moment de vérité”.
Garantir un état de paix perpétuelle entre les peuples est-il le premier des mythes européens ?
Lucien Bély : Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Europe n’est pas unifiée, elle connaît une guerre civile permanente, c’est une Europe fragile, même si elle a commencé à être présente dans le monde. Mais justement ces guerres incessantes, ces divisions ont fini par créer des pratiques, des méthodes – des rituels même – qui permettent de maintenir le dialogue malgré les affrontements. A la fin du XVIIIe siècle, ces pratiques prennent un nom : diplomatie et naît l’idée que l’on peut apporter une sorte de médecine de la paix à un mal qui serait la guerre. Et en même temps, on commence à réfléchir aux règles de la guerre, au fait qu’elle ne doit pas toucher les populations civiles, bref à un ensemble de normes qui vont forger ce qu’on appelle aujourd’hui le droit international. En 1713, l’abbé de Saint-Pierre élabore même un type d’organisation de type « union européenne » destinée à établir une paix perpétuelle. Personne ne mettra en œuvre ce projet qui relevait en réalité davantage d’une union policière mais il va rester dans les mémoires comme un mythe, un espoir et sera redécouvert au début du XXe siècle au moment de la création de la Société des Nations.
Publication du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l’abbé Saint-Pierre
Dix à douze années de guerre, menée à grands frais çà et là dans le monde pour régler la succession du dernier Habsbourg d’Espagne, avaient fini par user les résolutions et lasser les patiences, lorsque Louis XIV et la reine Anne d’Angleterre firent prévaloir la paix. Les signatures de traités commencèrent à Utrecht en Hollande, le 11 avril 1713. Mettre un terme à un conflit était une chose, créer les conditions d’un ordre international durable en était une autre : c’est justement ce que recherchait l’abbé Charles Castel de Saint-Pierre (1658-1743) en publiant à Utrecht, en 1713, chez Antoine Shouten, un volumineux ouvrage intitulé Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. L’auteur, membre de l’Académie française et aumônier de Madame Palatine depuis 1695, avait déjà eu tout loisir d’observer la Cour quand un des plénipotentiaires français au congrès d’Utrecht, l’abbé de Polignac, le prit avec lui comme secrétaire.
L’abbé de Saint-Pierre, touché par la misère des sujets du roi et les souffrances nées de la guerre, proposa « les moyens de rendre la paix perpétuelle entre tous les États chrétiens ». Assurant n’avoir d’autre capacité que celle tirée de l’étude et du désir d’être « un bon citoyen » utile à sa patrie, il se recommandait toutefois d’Henri IV dont il publia le texte d’un projet de paix. Il s’insérait dans une tradition intellectuelle insistant, depuis le XVIe siècle, sur l’existence d’une société internationale et d’un droit gouvernant les rapports mutuels entre les États, le droit des gens. À ses yeux, l’Europe telle qu’elle était ne pouvait jouir d’une paix durable, faute de sûreté dans l’exécution des traités.
Quant à l’équilibre tant vanté entre les Maisons de France et d’Autriche, il était insusceptible de prévenir les guerres. Le remède proposé était de former un « Corps européen », une union des 18 principales souverainetés. Elles enverraient leurs députés à un congrès permanent, établi justement à Utrecht. Leurs querelles seraient soumises à un système d’arbitrage, l’usage des armes n’étant admis que contre les seuls ennemis de l’union. C’était donc une « société des nations » avant l’heure qui était proposée, fondée sur le statu quo politique de 1713, chaque souverain devant se satisfaire de ses territoires en renonçant à toute autre prétention. Même s’il ne fut pas réédité au XVIIIe siècle, le Projet assura la renommée posthume de son auteur et fut commenté par Rousseau.
Olivier Chaline
professeur à l’université Paris Sorbonne (Paris IV)
(Merci à la patte d’oie)