Fonctionnaire zélé des renseignements britanniques ou véritable amoureux du Proche-Orient ? Une ombre plane sur les réelles motivations de celui qui aida les Arabes dans leur rébellion contre le pouvoir ottoman. […]
Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, Lawrence est déjà un expert de la géographie et de l’ethnographie de ces territoires. Il a appris l’arabe, dont il connaît même plusieurs dialectes, et a intériorisé les coutumes des Arabes aussi bien que leur mentalité. En 1914, il est recruté par le bureau arabe des services de renseignements britanniques et entre en contact avec le chérif Hussein ben Ali. Membre de la famille hachémite, celui-ci est un descendant du Prophète et le protecteur des Lieux saints musulmans de La Mecque et de Médine, ce qui en fait la plus haute autorité religieuse du monde sunnite après le sultan ottoman. […]
À ses débuts, après que Lawrence a rejoint les forces de Fayçal en octobre 1916, la guerre stagne. D’une part, la circulation sur le réseau ferroviaire turc du Hedjaz, constamment interrompue, est toujours rétablie ; d’autre part, les chefs des tribus bédouines rebelles ne cessent de s’affronter. Lawrence doit se mettre d’accord avec tous et chacun d’eux, et il n’est pas aisé de leur faire comprendre qu’ils sont les protagonistes du conflit, car le haut commandement britannique ne semble guère intéressé par le théâtre militaire du Hedjaz.
Lawrence a besoin d’un succès qui lui donnerait de l’importance ; il le trouve dans la conquête spectaculaire du port d’Aqaba, le 6 juillet 1917. Même si cette action ne cause pas de grands dommages à la structure militaire ottomane et que le haut commandement britannique ne la juge pas importante, elle a un grand retentissement dans le monde arabe : grâce à elle, Lawrence gagne l’estime des Bédouins et devient un véritable mythe. Pendant un moment, il éclipse presque parmi eux la popularité de Fayçal. […]
La guerre d’Hussein et de Fayçal pour un État arabe libre et uni ne pouvait être vraiment la leur. Les cheikhs bédouins ne combattaient ni par devoir ni par idéal, mais pour la gloire, pour l’argent, par plaisir, par fidélité aux princes qu’ils aimaient et admiraient, pour le bien-être de leur tribu. Dans ce contexte, Lawrence se rend compte que la prise d’Aqaba a été inutile, et il demande qu’on lui assigne une autre mission. Mais le général Allenby, qui a assumé en juin le commandement de la Force expéditionnaire égyptienne, considère que Lawrence a réalisé un excellent travail et il le renvoie auprès de Fayçal.
Avec un succès inégal, Lawrence tente de coordonner les attaques des Arabes et l’avance des troupes d’Allenby vers le nord. C’est durant cette période, en novembre 1917, que les Turcs le capturent, alors qu’il mène une mission de reconnaissance autour du noeud ferroviaire de Deraa, au sud de Damas. Il parvient à s’échapper après avoir été torturé et avoir subi, semble-t-il, des sévices sexuels.
Si personne n’a jamais su ce qui s’était passé, Lawrence en a été marqué de façon indélébile. Il écrit ainsi dans une lettre à Charlotte Shaw, épouse de l’écrivain George Bernard Shaw : « Pour […] ne plus éprouver cette douleur qui me rendait fou, j’ai bradé la seule chose que l’on possède lorsque l’on vient au monde : l’intégrité physique. C’est impardonnable et irréparable, et c’est cela qui m’a fait renoncer à vivre normalement et à exercer mon talent et mon intelligence, qui ne sont pas totalement méprisables. » […]
Dans quelle situation se trouvait Lawrence qui, en qualité d’agent du renseignement, devait être au courant de tout ? Pour certains, cela faisait longtemps qu’il ne pensait plus comme un Occidental, et encore moins comme un officier britannique : son coeur était avec les hommes du désert. Pour d’autres, il a toujours été au service du renseignement ; si ses convictions ont vacillé et son comportement a manqué de transparence, cela est plutôt dû à son caractère instable. Les Bédouins, à l’époque où ils l’admiraient et le craignaient – et même lorsque, déçus, ils ont commencé à douter de lui (aujourd’hui, dans le monde arabe, beaucoup le considèrent encore comme un hypocrite et un traître) – l’appelaient Aurans Iblis, « Lawrence le Diable ». Les opinions divergent sur le comportement de Lawrence dans l’immédiat après-guerre. De nombreux biographes le décrivent triste, frustré et conscient que les Arabes le considèrent comme le complice de la trahison subie de la part des Anglais. D’autres pensent à l’inverse qu’il jouait un rôle : il avait toujours respecté ce qu’il considérait être son devoir d’officier et de fonctionnaire britannique, et savait taire ses sentiments. […]
Une autre de ses passions est la moto, à laquelle il doit son décès tragique : il meurt le 19 mai 1935 des suites d’un accident dans le Dorset, à 46 ans. Sa disparition laisse planer des doutes : d’après certaines informations, il s’était rapproché de personnages politiques du nationalisme anglais, ce qui peut laisser penser que l’accident aurait été provoqué afin d’éliminer un leader en puissance.