Plus d’un an après les frappes occidentales contre la Syrie, un membre de la mission de l’OIAC envoyée à Douma dénonce dans un mail révélé par WikiLeaks, une réécriture trompeuse des faits observés sur le terrain, dans la version corrigée du rapport.
WikiLeaks révèle, ce 23 novembre, un courriel interne daté du 22 juin 2018 et présenté comme un échange entre deux membres de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) au sujet d’une version préliminaire du rapport sur la présumée attaque chimique du 7 avril 2018 à Douma, ville syrienne située dans la banlieue nord-est de Damas.
L’expéditeur de l’e-mail, qui se présente comme un membre de la mission envoyée en Syrie en avril 2018 par l’OIAC pour tenter de faire la lumière sur l’attaque présumée, affirme à l’un de ses supérieurs que des reformulations «trompeuses» ainsi que des omissions «sélectives» figureraient selon lui dans «la version corrigée [préliminaire] du rapport de la mission d’enquête», qui sera finalement publié officiellement le 1er mars 2019.
Un écart majeur par rapport au rapport d’origine
«Un parti pris involontaire a été introduit dans le rapport, mettant à mal sa crédibilité. Dans d’autres cas, certains faits cruciaux qui ont été maintenus dans la version corrigée se sont transformés en quelque chose d’assez différent de ce qui a été rédigé dans l’ébauche», remarque celui qui a été identifié par WikiLeaks comme un expert de l’OIAC.
#Syrie Comment le rapport final de l’OIAC sur l’attaque chimique de 2018 aurait été « gonflé ». Un enquêteur de terrain proteste… https://t.co/w8R4vzJCmH
— jean-do merchet (@jdomerchet) November 24, 2019
Entre autres réécritures significatives, l’auteur cite un passage des conclusions du rapport préliminaire (dans sa version corrigée) selon lequel «l’équipe dispose à l’heure actuelle de preuves suffisantes pour établir que du chlore, ou un autre produit chimique réactif contenant du chlore, était vraisemblablement libéré des bouteilles». Et de faire remarquer qu’une telle affirmation «ne s’appuie pas sur les faits».
«Le rapport initial soulignait délibérément le fait que, bien que les bouteilles aient pu être à l’origine de la libération suspectée de produits chimiques, les preuves étaient insuffisantes pour l’affirmer […] C’est un écart majeur par rapport au rapport d’origine», s’indigne encore l’auteur de l’e-mail.
Il dénonce également l’absence de nombreuses «sections» qui figuraient selon lui dans le rapport initial, au sujet par exemple du «placement des bouteilles» ou des «dommages relatifs causés aux points d’impact par rapport à ceux causés aux bouteilles suspectées d’être la source du produit chimique toxique». «Ces informations étaient importantes pour évaluer la probabilité de la “présence” de produits chimiques toxiques par rapport à “l’utilisation” de produits chimiques toxiques», souligne le membre présumé de la mission d’enquête à son supérieur.
Dans le courriel révélé par WikiLeaks, l’expert de l’OIAC dénonce également «l’omission d’une bibliographie complète de littérature scientifique», pourtant censée renforcer la crédibilité du texte. «Je pense que le fait de placer le chlore au-dessus d’autres substances tout aussi plausibles contenant des produits chlorés réactifs et de présenter cela de manière isolée, comme un fait, crée un degré de partialité qui aurait un impact négatif sur la crédibilité perçue du rapport et, par extension, sur celle de l’Organisation», remarque-t-il par ailleurs. Et l’auteur du courriel de conclure en demandant à ce que ses «observations divergentes» soient jointes à la nouvelle version du rapport, en cas de publication officielle.
[…]Des témoignages aux oubliettes ?
Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que la neutralité du rapport final de l’OIAC est remise en cause par des sources internes à l’organisation.
Fin octobre 2019, un groupe d’experts rassemblé par l’ONG de protection des lanceurs d’alerte Courage Foundation, avait dénoncé dans un communiqué les «pratiques inacceptables» employées pour parvenir au rapport final. Le groupe, dans lequel figurait José Bustani (ancien directeur général de l’OIAC, révoqué en 2002 sur demande du gouvernement américain) avait expliqué avoir «rencontré un lanceur d’alerte, membre de l’équipe d’enquête [de l’OIAC]» à Bruxelles le 15 octobre.
Sur base de ce témoignage anonyme, corroboré par des «e-mails internes, des échanges de textes et des ébauches supprimées de rapports», les experts écrivaient : «Nous sommes unanimes dans l’expression de notre inquiétude au sujet de pratiques inacceptables dans l’enquête sur la présumée attaque chimique à Douma, près de la capitale syrienne Damas, le 7 avril 2018. Le témoignage [du lanceur d’alerte] nous a convaincu que des informations majeures sur les analyses chimiques, la toxicologie et les études balistiques, ainsi que sur les récits des témoins, ont été supprimées, manifestement pour favoriser une conclusion préétablie.»
«Nous demandons à l’OIAC de permettre à tous les inspecteurs qui ont pris part à l’enquête de Douma de se manifester et de rapporter leurs observations divergentes dans un forum approprié organisé par les Etats Membres de la Convention sur les Armes Chimiques […] On devrait permettre aux inspecteurs de pouvoir faire cette démarche sans peur de représailles ou même de censure», écrivaient encore les signataires du communiqué, parmi lesquels le rédacteur en chef de WikiLeaks Kristinn Hrafnsson.
Plus tôt, fin mai 2019, un document daté de février 2019 et attribué à Ian Henderson, un inspecteur de l’organisation internationale, s’était retrouvé en ligne. Présentée comme un «premier jet», cette note (dont l’authenticité n’a pas été confirmée officiellement par Ian Henderson, mais n’a pas été démentie par l’OIAC) présentait des observations non-reprises dans le rapport final rendu par l’organisme chargé d’appliquer les dispositions de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. En particulier, le texte établissait une «forte probabilité» que deux barils de chlore retrouvés à Douma par la mission d’enquête aient été placés là «manuellement», et non pas largués depuis les airs, comme le laissait entendre le rapport final de l’OIAC rendu public le 1er mars 2019.