A partir de quel moment le regard posé sur vous porte-t-il atteinte à votre intégrité ? Venu des Etats-Unis, le concept de «eye rape» gagne l’Europe. Pourra-t-on bientôt porter plainte contre un regard jugé insistant, dégradant ou non-désiré ?
14 juin 2019, Genève. Lors d’une grande marche pour les droits des femmes, une cohorte d’adolescentes se met à scander un slogan –«Ne nous regardez pas !»–, en faisant tout ce qu’elle peut pour attirer l’attention. Longeant la terrasse d’un café où des gens sont paisiblement attablés, elles redoublent d’énergie –«Ne nous regardez pas !» Fusillant du regard les hommes (héberlués) devant qui elles passent, elles leur intiment l’ordre de détourner les yeux, comme si le fait d’être vues portait atteinte à leur personne. Le spectacle est absurde mais significatif : partant du principe que le «regard masculin» (male gaze) est par essence celui d’un prédateur –un regard qui vous déshabille–, certaines femmes l’assimilent à une forme insupportable de domination.
Faut-il mettre le regard dans la liste des «violences» ?
On pourrait s’en moquer ou s’en inquiéter, au choix. Le fait est que, d’année en année, les sensibilités s’exacerbent. Ce qui nous semblait normal il y a 30 ans devient maintenant scandaleux, au point que –portant un regard rétrospectif sur notre propre vie– nous en venons à nous étonner d’avoir subi sans broncher (et sans séquelles) des traitements qui relèvent désormais du pénal. A l’époque, ce n’était pas bien grave. Maintenant, c’est une «violence». Dans un article passionnant – «Histoire de la violence sexuelle, histoire de la personne» (publié dans l’ouvrage collectif Intimités en danger), l’historien Georges Vigarello dresse le même constat : le concept de violence ne cesse d’être ajusté, au fil de remaniements juridiques qui traduisent le souci croissant, presque schizophrénique, de protéger la liberté individuelle. Mais jusqu’où ce souci peut-il mener ?
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Regarder quelqu’un c’est lui «faire violence»
A Lausanne, depuis novembre 2019, une app permet de «signaler» à la police toutes les formes d’inconduite sexuelle, telles que : «sifflement», «remarque à caractère sexuel/sexiste», «bruitage, gestes obscènes», «frottement», et… au sommet de la liste, «regard insistant». Cela peut sembler légitime, bien sûr.
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