(…) Alertée, Évelyne Pisier n’adopte pas une posture de déni. Elle fait pire, si l’on en croit le récit de Camille Kouchner : elle renverse les responsabilités, incrimine son fils et sa fille. « Si tu avais parlé, j’aurais pu m’en aller. Ton silence, c’est ta responsabilité. Si tu avais parlé, rien de tout cela ne serait arrivé. » Elle ajoutait : « Il n’y a pas eu de violence. Ton frère n’a jamais été forcé. Mon mari n’a rien fait. C’est ton frère qui m’a trompée. » La tante, Marie-France Pisier, exhorte sa sœur à quitter son époux, à parler. Sa mort en 2011, dans des circonstances troubles, voit s’effondrer le dernier rempart de la fratrie. La « familia grande », elle, cette bande d’intellectuels et de politiques de gauche qui gravite depuis des années autour du couple Pisier-Duhamel et qui, chaque été, est invitée dans leur grande propriété à Sanary, dans le Var, se tait et s’éloigne. Ce n’est qu’à la mort de leur mère que les enfants envisagent une plainte – pour apprendre que les faits sont prescrits.
« Tout est dit, rien n’est expliqué »
En écrivant, Camille Kouchner tâche de s’affranchir du secret et du silence. Mais, au-delà de l’inceste, elle décrit un monde de vérités alternatives et d’injonctions contradictoires, un milieu qui se contemple lui-même, qui se regarde vivre, qui admire très complaisamment son impertinence supposée et sa prétendue liberté. Une « familia grande », une famille élargie qui n’en est pas une. Une vie artiste et affranchie des conventions bourgeoises, mais dans une double villa avec piscine où prolifèrent les nounous, les cuisinières, les gens de maison. Une communauté féministe, mais dont une jeune femme est bannie pour avoir déposé une main courante après avoir été agressée par un invité pendant son sommeil – quelle « vulgarité »… Un monde où la liberté sexuelle s’apprend à marche forcée : on envoie une femme mûre à l’aîné pour le déniaiser, on s’indigne de ce qu’à douze ou treize ans la cadette soit encore vierge. Camille Kouchner doit mimer devant la « familia » un acte sexuel alors qu’elle est à peine pubère, on l’incite à masser et caresser les adultes ; la photographie de ses fesses, prise par son beau-père, est affichée en grand sur les murs de Sanary.
(…) Le Point