CHRONIQUE – Une histoire des inégalités, le livre essentiel de l’historien Walter Scheidel constate un paradoxe: celles-ci sont nécessaires aux civilisations, et le nivellement sur grande échelle est une mauvaise nouvelle pour tout le monde.
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Cette somme de 700 pages est une bombe. Le sociologue Louis Chauvel le souligne dans une excellente préface et il s’en effraie. En effet, Scheidel formule deux axiomes qui ont de quoi désarçonner le boy-scout progressiste doté d’un surmoi égalitaire qui est tapi au fond de nous.
«Cavaliers de l’apocalypse»
Le premier axiome est le lien consubstantiel entre le développement des civilisations et l’augmentation des inégalités. Le processus de civilisation engendre l’accumulation des richesses à des niveaux vertigineux, et simultanément l’avancement technique et esthétique d’une société. Rien n’a changé depuis le débat Rousseau-Voltaire, et c’est Voltaire qui avait raison.
Le deuxième axiome établit qu’il n’y a pas de niveau insoutenable d’inégalité. Les sociétés les plus inégalitaires peuvent durer très longtemps sans être pulvérisées par les tensions entre extrême pauvreté et extrême richesse. Et quand elles s’effondrent, il est presque certain qu’un nouvel ordre inégalitaire et une plus grande pauvreté les remplaceront. L’égalité de masse est comme la mort: une faucheuse qui ne fait pas dans le détail et emporte tout sur son passage. La destruction des richesses accumulées de génération en génération est une affaire si improbable qu’elle n’advient que par l’irruption d’un des «quatre cavaliers de l’apocalypse» décrits par l’auteur: «La grande pandémie, la guerre totale, l’implosion d’un État trop fragile, et la révolution.»
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Ce livre est important. (…) Il écarte tout espoir d’une égalisation des conditions par les moyens de la concertation démocratique. Scheidel estime que le triomphe de la démocratie sociale après 1945 n’est pas attribuable à celle-ci, mais aux conséquences des guerres totales qui commencent en 1914 et se terminent en 1945. Durant cette période, les richesses privées ont été soit détruites, soit soumises à l’impératif patriotique d’une contribution impérieuse de tous à l’effort de guerre. Le rêve piketien d’un grand soir pacifique des pays du monde entier pour taxer le capital est, en lisant ce livre, un fantasme d’intellectuel parisien.
Entre l’utopisme égalitaire et le cynisme inégalitaire, il y a une troisième voie, celle des démocraties et des économies de marché. La limite de la thèse de Scheidel est de ne créditer à aucun moment l’exceptionnelle création de richesses de ces derniers siècles. Cette croissance, dont les effets se sont fait sentir pour tous et partout, résulte elle aussi d’une inégalité structurelle entre le capital et le travail. Pourtant, il le reconnaît volontiers, l’égalité pure et parfaite n’est pas le moyen d’atteindre la prospérité. «Les inégalités sont bonnes parce qu’elles sont sources de dynamisme, et il faut juste essayer de les maintenir à un niveau acceptable», admet-il. La définition de ce qui est acceptable est le cœur du débat. Scheidel estime que le niveau acceptable d’inégalité correspond, en gros, à l’étiage européen. Pour mémoire, rappelons que les États-Unis redistribuent 38 % du PIB, l’Europe 48 % et la France 55 %.
La thèse, implicite, de Scheidel est que l’égalité n’est pas un bien en soi, pas plus que l’inégalité n’est un mal en soi. C’est l’excès de l’une ou de l’autre qui sont destructeurs. À ceci près que l’inégalité semble beaucoup plus familière à l’espèce humaine, et beaucoup plus essentielle à son évolution. Les sociétés décrites par l’auteur, sous toutes les latitudes et toutes les époques, choisissent invariablement l’excès d’inégalité et produisent néanmoins de grandes civilisations. En revanche, il n’est aucun exemple de société qui fût en même temps parfaitement égalitaire, prospère, et savante.
L’Ordre des choses
Le vrai dilemme, celui qui oriente désormais une grande partie du débat droite-gauche, est de savoir si l’objectif d’une politique est de lutter contre la misère humaine ou de réduire les inégalités.
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