A proximité d’un amphi de l’université de Prague, un jeune homme vêtu d’une impeccable chemise noire et de baskets blanches dénonce les politiciens pro-immigration qu’il tient responsables d’une récente attaque terroriste islamiste à Berlin. Pour construire une Europe plus sûre, il proclame à son auditoire : « Nous devons nous débarrasser des responsables de ces politiques meurtrières ».
Une femme dans la foule exprime son soutien en criant « Sieg Heil ! », il s’empresse de la faire taire : « Tout ça, c’est du passé ». Les mouvements à venir partageant ces approches identitaires savent bien que pour réussir, ils doivent rester respectables extérieurement : « Nous pouvons protéger les fondations de l’Europe en les occupant », clame-t-il, les yeux bleus pétillants, « en devenant économistes, enseignants, juges ».
Cette scène, tirée du prochain film du réalisateur allemand Christian Schwochow, renvoie aux idéaux des mouvements étudiants de 1968 : une « longue marche à travers les institutions » qui aboutirait à la révolution. Je Suis Karl imagine avec crainte un avenir où un groupe d’activistes d’extrême droite, impitoyables et engagés, pourrait bientôt utiliser les mêmes stratégies pour renverser l’ordre politique Européen – et y parvenir.
Présenté cette semaine en avant-première au festival du film de Berlin (organisé à distance cette année), le cri d’avertissement cinématographique de Schwochow arrive à un moment opportun. Depuis quelques temps en effet, le mouvement identitaire, qui est plus qu’une simple source d’inspiration pour les jeunes militants de «Re/Generation Europe» de Je Suis Karl, fait face à de nombreuses répressions gouvernementales :
- En Autriche, le gouvernement de coalition conservateur-vert du chancelier Sebastian Kurz est en passe d’interdire le symbole du groupe, une lettre lambda jaune soi-disant inspirée des boucliers des soldats spartiates.
- En Allemagne, où le mouvement identitaire est sous surveillance renforcée par l’agence de renseignement intérieure du pays, un tribunal a confirmé en 2019 que le groupe pouvait être classé comme extrémiste de droite en dépit de son apparence extérieure branchée et cosmopolite.
- Et surtout en France, le gouvernement d’Emmanuel Macron doit entamer à partir de lundi des procédures visant à dissoudre Génération Identitaire, un mouvement de jeunesse fondé en 2012 et très présent sur les réseaux sociaux, qui a délaissé l’habituelle rhétorique nationaliste et antisémite des mouvements d’extrême droite, pour privilégier la défense de l’Europe, son identité et sa culture.
Mais les enseignements du film de Schwochow montrent également à quel point il est difficile de maîtriser un mouvement arrivant avec talent à se réinventer en permanence.
Schwochow, qui a déjà réalisé un docudrame acclamé sur les origines du groupe terroriste néonazi National Socialist Underground (NSU), a eu l’idée de Je Suis Karl il y a près de sept ans : « En étudiant l’histoire de la NSU, nous avons examiné de plus près les mouvements extrémistes actuels et nous avons constaté que leurs membres étaient moins facilement identifiables de nos jours. Ils n’ont plus le crâne rasé ou des bottes Doc Martens aux pieds, nous pouvons avoir affaire à de discrets étudiants avec des coupes de cheveux branchées. Nous voulions penser avec une longueur d’avance : où pourrait aboutir ce mouvement ?»
Mais le laps de temps nécessaire pour concevoir et produire le film, a vu le mouvement identitaire traverser son propre cycle d’expansion et de récession.
Après s’être fait connaitre du grand public par des actions spectaculaires qui ont fait la une des journaux au milieu des années 2010, notamment en escaladant les toits de bâtiments importants ou en interrompant des spectacles de théâtre, le groupe s’est débordé en tentant de transporter les migrants secourus à travers la mer Méditerranée vers l’Afrique. En 2017, leur bateau affrété a dû subir l’indignité de se voir offrir de l’aide par une ONG pro-immigration après avoir subi une panne de moteur au large des côtes libyennes.
L’année dernière le dirigeant du mouvement dernière, son dirigeant autrichien Martin Sellner a perdu sa chaîne YouTube et son compte Twitter. Sellner, qui a inspiré de façon à peine dissimulée celle de l’acteur principal de Je Suis Karl (joué par Jannis Niewöhner), a admis dans un article récent pour le magazine allemand d’extrême droite Sezession que la censure des GAFA avaient rendu plus difficile la réalisation de ses ambitions.
Pour Andreas Peham, chercheur aux Archives de la résistance autrichienne de Vienne : « Nous avons appris que d’autres stratégiques que celles de la censure peuvent fonctionner. Identifier sans exagération les similitudes entre les mouvements identitaires et ceux de l’extrême droite classique en est une. Et parfois, il peut être utile de ne pas les prendre autant au sérieux qu’ils se prennent eux-mêmes.»
Schwochow estime néanmoins que le type de stratégies d’extrême droite qu’il identifie dans son film reste une menace : « Historiquement, les mouvements d’extrême droite ont souvent tiré avantage d’être sous-estimés».
« Notre première réaction est souvent : moquons-nous de ces gars avec leurs uniformes amusants et leurs rituels hors de la ville. Mais je pense qu’il y a un réel danger à ne pas les prendre au sérieux – en Amérique, nous avons récemment vu où cela peut mener.
Dans Je Suis Karl, qui arrivera dans les cinémas allemands en septembre, ces radicaux hipsters développent une double stratégie pour atteindre leurs objectifs : infiltrer les institutions politiques et sociales en y rentrant tout à fait officiellement tout en menant simultanément des attaques terroristes sous faux drapeau pour influencer l’opinion publique contre les minorités musulmanes. Le leader étudiant Karl parvient même à séduire une survivante d’un attentat commis à Berlin (joué par Luna Wedler) pour soutenir sa cause.
Julia Ebner, chercheur à l’Institute for Strategic Dialogue de Londres qui s’est infiltrée dans la branche britannique du Mouvement identitaire et a écrit un livre sur son expérience, a déclaré qu’elle pensait qu’il était peu probable qu’un mouvement d’extrême droite poursuive une telle stratégie double, a fortiori avec les mêmes éléments : « Je ne pense pas que les principaux acteurs du mouvement identitaire se risqueraient à planifier ou de mener de telles attaques terroristes. Mais ils ont de nombreux sympathisants qui écoutent leurs paroles et agissent en conséquence ».
L’un de ces sympathisants comprenait le terroriste d’extrême droite qui a tué 51 personnes lors d’une attaque contre une mosquée de Christchurch en 2019, à qui il a ensuite été démontré qu’il avait donné de l’argent aux branches française et autrichienne du Mouvement identitaire et échangé des messages avec Sellner.
Alors que les gouvernements européens réagissent maintenant à ces découvertes par des mesures de répression contre le mouvement identitaire, ses protagonistes se présentent parfois sous d’autres mouvements. En Autriche, des identitaires de premier plan ont été vus ces derniers mois lors de marches et de rassemblements anti-immigration organisés par une nouvelle organisation, Die Österreicher (Les Autrichiens).
Au lieu d’exposer l’habituelle conspiration suprémaciste blanche du « Grand Remplacement visant à remplacer la population blanche d’Europe par des migrants d’Afrique et du Moyen-Orient », le nouveau groupe invoque désormais la « grande réinitialisation » (the great reset) telle que promue par adeptes du culte QAnon.
Dans un article récent, Martin Sellner a déclaré qu’il pensait que le « choc métapolitique» de la pandémie mondiale pourrait potentiellement augmenter le potentiel de croissance de son mouvement et «peut-être même nous emmener à proximité du pouvoir politique».
En conclusion, pour Julia Ebner : « Pour le moment, le mouvement est un volcan endormi. Mais il n’est pas difficile de voir comment les conséquences de Covid-19 et une crise économique imminente pourraient lui permettre de devenir plus actif et plus grand. À long terme, je crains que la pandémie les renforce et rende ce mouvement très dangereux. »