Checkpoints, fouille des véhicules, tirs dans l’école, intimidations… Dans cette cité du 13e arrondissement marseillais, les résidents vivent sous l’étouffoir d’un réseau de stupéfiants qui ne cesse d’étendre son influence. Reportage de nos partenaires de Marsactu, alors que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est rendu sur place pour annoncer un renfort policier de 300 hommes.
Une chicane, puis un checkpoint. La première, dressée au moyen d’une barrière métallique, empiète sur la moitié de la chaussée. Quelques mètres plus loin, le second ferme délibérément la route. C’est un amas d’encombrants divers : palettes, restes de mobilier, bouts de bois. Et pour le franchir, il faut attendre que le jeune garçon qui garde cette barricade de fortune décale un Caddie chargé de pierres et de parpaings. Il ouvre alors un espace dans lequel un seul véhicule peut passer. « Pendant ce temps-là, il regarde si tu ne planques pas un condé », lâche un habitant.
Voilà des mois que cela dure. Dans ce coin du 13e arrondissement, la rue Albert-Marquet est la seule voie d’accès aux Oliviers A et aux immeubles des Lilas. On ne l’emprunte pas sans d’abord passer au pas sous les yeux du gamin figé là, le temps de son tour de garde. Un « chouf », un « arrah », un de ces minots – de 15, 16, 17 ans à peine – qui guettent pour le compte des trafiquants de stupéfiants locaux et alertent d’un cri en cas de présence de policiers.
De mémoire d’habitant, le trafic de stupéfiants est implanté depuis belle lurette dans cet ensemble d’immeubles que l’on atteint, depuis le chemin du Merlan à la Rose, par une rue en raidillon. Et puis d’un coup, il s’est étendu. Du gamin à peine visible assis dans un fauteuil en retrait de la rue il y a quelques années, on est passé aux checkpoints.
Parfois, lorsque la tête du conducteur ne dit rien qui vaille, le voilà escorté par un scooter. Stoppé, même. Le temps que l’on s’assure que sa voiture ne cache rien. Voire que l’on prenne sa plaque d’immatriculation en photo. L’expérience, pas très agréable à vivre, recèle ce qu’il faut d’intimidant pour faire passer le message : ici, la loi, c’est le réseau qui la dicte.
Depuis mars dernier, Nicolas* la subit chaque jour. « Ça a démarré au début du premier confinement, se souvient ce quadra qui passe par là matin et soir. La première fois que j’ai vu ce barrage et tout ce cirque, je me suis dit : les flics vont les faire dégager en deux-deux. Dans 15 jours, ils ne sont plus là. »
Un an plus tard, les barricades arrêtent les camions, les utilitaires, les voitures aux vitres fumées. Les choufs ordonnent d’abaisser les hayons et fouillent minutieusement les coffres.
Du haut de son balcon, Youssef* suit ces allées et venues contrariées. « Avant, ici, il y avait un gardien fixe, de la moquette et un miroir dans l’ascenseur. Quand j’étais petit, un jour j’ai cassé une branche d’arbre dans le jardin, glisse l’homme. J’ai payé une amende de 13 francs. C’est dire si c’était bien tenu. Maintenant, le matin, juste avant 10 heures, tu vois une quinzaine de choufs qui vont prendre leur poste autour du quartier… » Dans sa voix, les illusions perdues percent autant que l’exaspération….
Parfois, depuis son balcon, Youssef filme. Les dizaines de vidéos qui s’empilent dans son téléphone ont des airs de scènes de cinéma. Une voiture de police qui fait marche arrière devant le barrage des trafiquants. Un feu d’artifice tiré pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, « avec les compliments du réseau », s’amuse l’habitant dans un petit rire fataliste.
Des gamins qui planquent des sacs au pied d’un bloc. Le soir, les minots qui tiennent « la douane » tirent une rallonge depuis un immeuble adjacent et allument des projecteurs pour mieux contrôler l’intérieur des voitures. Parfois, même, ils font crépiter une petite flambée dans un brasero pour se réchauffer….
Le lundi 1er février, en arrivant le matin, les personnels de l’école Saint-Jérôme-Les-Lilas découvrent un impact de balle dans la fenêtre du bureau de la directrice, deux autres dans les fenêtres de salles de classe et les douilles qui vont avec. « Heureusement, il a fallu qu’ils tirent sur l’école », lâche Nicolas sans cynisme. Manière de dire que l’événement a fait poser les yeux des pouvoirs publics sur ce coin du 13e, au moins pour un temps.
Les enseignants refusent de s’exprimer autrement que par la voix de leurs syndicats. Qui leur en voudrait ? Le checkpoint est presque collé à l’établissement. Les syndicats sont leur porte-voix. Ils dessinent la trajectoire « d’une montée en tension depuis 18 mois ». Et énumèrent des faits que ni la police ni l’Éducation nationale ne sont venues démentir.
L’inventaire est sidérant. Balle de gros calibre et seringues retrouvées dans la cour. Enseignante sommée de changer de radio dans son véhicule car la fréquence venait interférer avec celle des talkies-walkies des choufs. Institutrice visée sciemment par un guetteur armé à la sortie de la classe. Élèves témoins d’échanges de sachets. Homme blessé à l’arme blanche retranché dans les locaux scolaires. Sacs de stupéfiants entreposés contre le grillage de l’école…
Le 8 janvier, pendant une opération de police, les trafiquants lancent un sac dans la cour puis reviennent le chercher après le départ des forces de l’ordre. « Régulièrement, les élèves du CM2 sont interpellés par les guetteurs en vue d’être recrutés », se sont désolés ces enseignants dans une note transmise à leur hiérarchie. « Tout ça évidemment dans le contexte du réseau, pointe Sébastien Fournier, responsable du SNUipp-FSU pour les quartiers nord. Le quartier est abandonné. Ce n’est plus soutenable, plus vivable. »…