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L’universitaire explique son opposition aux idéologies “identitaires” centrées sur le genre, la race ou le décolonialisme, qui gagnent du terrain en France.

Faut-il s’inquiéter de l’essor des théories critiques sur le genre, la race ou le décolonialisme? Venus des Etats-Unis, ces champs académiques se focalisent sur les rapports de “domination” et sur les discriminations contre les minorités identitaires, alimentant un nouveau militantisme baptisé “woke”. Alors que L’Express consacre son dossier à cette bataille culturelle mise en lumière par les propos de la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal sur “l’islamo-gauchisme”, nous avons interrogé Isabelle Barbéris, maître de conférences en arts de la scène à l’université Paris-VII et auteure de L’Art du politiquement correct (PUF). La chercheuse explique son opposition à ces “idéologies postmodernes et identitaires” qui gagnent du terrain dans les facultés françaises, mais aussi au sein des médias. 

L’Express : En ciblant “l’islamo-gauchisme” à l’université, Frédérique Vidal a créé une polémique monstre. Rétrospectivement, a-t-elle choisi le bon mot ?  

Isabelle Barbéris : Le choix du terme prête au malentendu. L’islamo-gauchisme correspond à une réalité dans la société française, mais à l’université, cela reste un phénomène ponctuel – ce qui ne veut donc pas dire inexistant: il est presque impossible d’organiser une lecture du texte de Charb ; il y a des chercheurs titulaires qui soutiennent le CCIF, ou qui interviennent dans le “séminaire” du Parti des Indigènes de la République ; en période de grève, les tribunes sont souvent prises d’assaut par des militants indigénistes. Mais fort heureusement l’islamo-gauchisme n’est pas encore une discipline (rires)! Par contre, je constate que très peu de chercheurs s’intéressent à ce phénomène bien réel et que la recherche est très sélective dans le choix de ses sujets. Le tollé vient du fait qu’en sciences humaines et sociales, la majorité des universitaires sont de gauche, et s’en revendiquent. Le terme a été ressenti comme un amalgame entre la gauche et l’islamisme, et certains se sont sentis visés. 

Voyez-vous du corporatisme dans cette fronde contre Frédérique Vidal ?  

Quand, en quelques jours, des milliers d’universitaires, comme un seul homme, réagissent en disant qu’il n’y a pas de problème à l’université concernant les libertés académiques, cela laisse songeur… Les logiques qui animent cette réaction me semblent manichéennes – le manichéisme de la pensée “woke”, qui monopolise à la fois la critique et la morale : la critique viendrait du “pouvoir”, donc ce serait la “domination”, donc ce serait “policier”, etc. Alors que l’appel au débat sur les libertés académiques émane d’abord de chercheurs complètement indépendants. Absolument pas de la ministre. Qui elle-même porte une proposition qui ne fait pas consensus au sein de sa propre formation politique. Le chiffon rouge sur la “police de pensée” est risible, et très hypocrite. 

“Les magazines féminins sont envahis par la théorie critique”

Le vrai débat est sans doute celui de la place de ce que les Anglo-Saxons nomment les “théories critiques” sur la race, le genre, l’intersectionnalité ou le décolonialisme. Ces disciplines, qui mettent l’accent sur l’identité, gagnent-elles du terrain à l’université française ?  

Pour moi, c’est une dynamique dominante dans les sciences humaines et sociales. Ma discipline est assez largement gagnée par l’intersectionnalité et le décolonialisme – et ne parlons même pas du milieu professionnel du théâtre (cela fonctionne d’ailleurs en cercle) ! C’est moins le cas dans des disciplines plus anciennes, qui se sont forgées des outils méthodologiques solides, comme en littérature. Mais en histoire, l’historiographie dominante est désormais interprétative, voire sur-interprétative, et moins descriptive – établissant des faits avant de les interpréter. 

En sciences humaines et sociales, les domaines sont donc plus ou moins concernés. Mais c’est une dynamique constante, où l’on se prévaut d’être minoritaire – et de défendre les minorités – pour dissimuler un caractère banalement installé et institutionnel. La particularité de la théorie critique est qu’elle fonctionne par objets (race, genre, littérature, sport, médias, langage) auxquels elle applique toujours la même méthodologie postmoderne : la déconstruction. C’est donc d’une part très invasif pour la pensée ; et d’autre part, cela permet de ne jamais remettre en question la méthode d’analyse elle-même. C’est le problème posé par le “décolonialisme” qui critique le racisme, certes, mais avec une méthode elle-même raciste puisque la race s’y voit promue comme un concept d’autodéfense pour les “dominés”.  

N’exagérez-vous pas ?  

Non, le relativisme “postmoïde” (postmoderne et identitaire) est omniprésent. Le phénomène ne se concentre pas uniquement à Paris-VIII. Des phénomènes similaires ont lieu dans bien d’autres facultés : il suffit de considérer les sujets de colloque ; de thèses ; les créations d’instituts. Cela s’exprime aussi de manière moins visible par des projets qui n’ont pas lieu, qui ne sont pas financés. Des idées de thèse qui ne peuvent même pas venir à maturation. Des valorisations institutionnelles qui n’arrivent pas. L’Union européenne pousse de plus en plus dans cette direction, également.  

Ces querelles universitaires ont-elles selon vous des conséquences sur la société ?  

La théorie critique dans ses formes radicales n’imprègne pas que le monde académique. Ces idées sont très présentes chez les jeunes. C’est très intéressant car les contenus des magazines “branchés”, des podcasts sont souvent les mêmes que les livres de sociologie critique : c’est la même “fabrique de contenu”, en écho. Parce que les idéologies postmodernes et identitaires permettent de fabriquer des modes, des concepts vendeurs. Les magazines féminins sont envahis par la théorie critique, et il y a des nouveaux médias branchés qui ne fabriquent du contenu qu’à partir de cela. Ce glissement de fonction entre le journalisme sociétal et la recherche révèle en profondeur les mécanismes de séduction de cette pensée, qui prescrit des manières de se distinguer, bref surfe sur le consumérisme social et le signalement vertueux. 

Suite du long article sur L’Express

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