La phrase me fut dite à l’été dernier, mais elle mit quelques mois à faire son chemin. C’était lors d’une discussion anodine, avec une cadre de start-up. Elle s’inquiétait du fait que, depuis quelques années, la direction de sa société promouvait avec zèle un nouveau discours managérial dit inclusif, fondé exclusivement sur la couleur de la peau et le genre. Elle ne vitupérait pas ; elle doutait. Reconnaissait le problème de départ, mais questionnait l’efficacité et la sincérité de la méthode employée. Bref, c’était un argumentaire mesuré comme on en entend certes peu sur les réseaux sociaux, mais comme il devrait en exister partout, entre amis, collègues, ou simples connaissances. Pourtant, elle eut cette phrase en guise de conclusion : “Enfin, bon, moi je n’en parle pas. Jamais. Et surtout pas au travail. Je risquerais de me faire traiter de raciste, de sexiste ou que sais-je encore ? Non, non, je me tais. C’est votre boulot de parler.”
“C’est votre boulot de parler”. Elle voulait dire le mien en tant que journaliste, j’imagine. En tant qu’éditorialiste sûrement. Je ne lui ai pas demandé, puisque la phrase ne m’a pas marquée sur le moment. Depuis, je l’entends partout – enfin, dans son principe -, et je la rumine un peu. […]
“Sur de nombreux sujets, les Français sont en train de déléguer leur citoyenneté, confirme le philosophe Marcel Gauchet. Ils n’en pensent pas moins, mais ne veulent pas s’en mêler.” Et l’intellectuel de poursuivre : “C’est, au reste, une des raisons pour lesquelles nous avons décidé, avec Pierre Nora, d’arrêter Le Débat (1). Nous avions de plus en plus de contributeurs qui nous disaient : ‘Voilà les choses, mais je ne peux pas les écrire’.” Et Le Débat cessa faute de “débattants”. […]
Mais si le silence de la majorité devient la règle, alors il y a fort à craindre que l’on n’entende plus, bientôt, que la parole des plus radicaux. […]