Le temps n’est pas si lointain où les droits de l’homme et la démocratie étaient si étroitement associés qu’ils ne faisaient qu’un dans l’esprit des Français.
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Le sont-ils encore aujourd’hui ? Je prétends que non, pour le déplorer, et, avant tout, pour tenter de l’expliquer.
Tout d’abord, quels sont ces droits que la Déclaration de 1789 proclame «naturels et imprescriptibles»? Ils tiennent en quatre mots, pas davantage, mais qui suffisent à définir un régime politique: ce sont (article 2) la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
Or aujourd’hui la liste des droits reconnus, et plus encore revendiqués, ne cesse de s’allonger. (…)
D’où la multiplication des lobbys attachés à obtenir cette reconnaissance ; ce sont eux qui sont désormais les cellules de base de la vie publique. Ainsi, à suivre les tendances nouvelles qui se font jour, le droit d’un homme à être reconnu comme femme, ou inversement, ne saurait plus dépendre de critères biologiques et organiques objectivement constatables, mais du ressenti de l’individu, qui exige d’être reconnu sur simple déclaration.
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La même évolution est en cours à propos de la «race», où la volonté affichée de traquer les ultimes relents du racisme dans les esprits et dans les institutions se traduit aujourd’hui par un contre-racisme aussi exclusiviste, aussi inégalitaire, aussi haineux, en un mot presque aussi déshumanisé que le racisme lui-même. Il existe ainsi au sein des sociétés libérales ce que Jean-Claude Michéa appelle un «principe d’illimitation», fondé sur le primat absolu des subjectivités, autrement dit sur le communautarisme et l’individualisme. Paradoxalement, continue-t-il, l’illimitation des droits de chacun, autrement dit l’extension continue des droits individuels débouche, non sur une société harmonieuse et consensuelle, mais «sur une guerre de tous contre tous par avocats interposés» (Le Loup dans la bergerie, Flammarion, 2018).
Il est remarquable qu’un juriste comme Jean-Éric Schoettl, partant de présupposés philosophiques et politiques différents, aboutisse à la même conclusion: «Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes. La glorieuse apothéose de l’individu au sein de la démocratie occidentale moderne n’aurait été alors que l’antichambre d’une vertigineuse régression» («Sur l’intérêt général», Commentaire, hiver 2020-2021). De son côté, un philosophe comme Pierre Manent refuse lui aussi, au nom de la loi naturelle, l’illimitation des droits de l’homme: «Recourir aux droits naturels, c’est rappeler que nous ne sommes pas les auteurs souverains du monde humain» (Le Figaro , 19 septembre 2018).
Michéa, Manent et Schoettl conviennent que la judiciarisation exponentielle des droits sociaux, qui nous vient d’Amérique, aboutit à une véritable décivilisation.
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