« Arabe de service »
Il ne faut pas se laisser abuser par ce faux bon sens : ce n’est pas la même chose. L’expression « sale nègre » se veut redondante : elle vise toutes les personnes noires. En revanche, « nègre de maison » cible seulement certains Noirs, accusés de faire le jeu de la domination raciale. La première formulation renvoie à une nature essentielle ; c’est donc une injure raciste. La seconde signifie au contraire une propriété accidentelle (pour reprendre une distinction philosophique classique), soit un trait particulier ou une position singulière. C’est donc bien une insulte ; toutefois, elle est politique et non raciale.
Reste que cette bataille se déplace maintenant des réseaux sociaux aux tribunaux : la syndicaliste policière Linda Kebbab venait tout juste de porter plainte contre le journaliste Taha Bouhafs pour injure publique à caractère raciste. Le 3 juin 2020, cette représentante Unité SGP FO jugeait qu’à la mort de George Floyd, en faisant le rapprochement avec la mort de son frère, Assa Traoré « se saisit d’une affaire américaine qui n’a absolument rien à voir ». C’était au lendemain de la première des deux manifestations organisées par le Comité Adama Traoré, suscitant quelques jours plus tard la réaction d’Emmanuel Macron. Le reporter répondait alors d’un tweet : « A.D.S. : Arabe de service ».
À l’évidence, il ne parlait pas de tous les Arabes – au contraire. Mais la bataille porte bien sur la manière de définir le racisme. Contre les mobilisations antiracistes, Linda Kebbab déclarait en effet : « En France, il y a une chose qui est importante et que malheureusement on est en train de bafouer, c’est la non-racialisation des débats que certains veulent importer. » D’ailleurs, la LICRA se porte à nouveau partie civile. Et c’est à propos de la police, une nouvelle fois, que cette question est posée. Autrement dit, l’enjeu est bien politique : avec la définition du racisme, c’est du rôle de l’État qu’il s’agit.
Inverser le sens du racisme
Depuis les années 1990 et surtout 2000, en France, en même temps que les sciences sociales, les mobilisations antiracistes ont redéfini le racisme en partant de l’expérience des personnes racisées, c’est-à-dire de celles qui le subissent, plutôt que du point de vue de celles qui en sont accusées. C’est bien en ce sens que le comprennent les nouvelles générations. Passer ainsi de l’idéologie au résultat, ou encore de l’intention aux effets, a révélé, au-delà des cas individuels, une logique structurelle.
En refusant de nommer ce racisme systémique, et donc de le dénoncer en tant que tel, les politiques ont paradoxalement confirmé que leur responsabilité était bien engagée : ne pas le combattre, c’est en être complice. Sans doute peut-on s’appuyer sur l’État pour combattre le racisme : sa condamnation pour les contrôles au faciès en est la preuve. Toutefois, le Défenseur des droits l’a souligné, les institutions jouent en même temps un rôle dans la production de discriminations systémiques.
En réaction, une contre-offensive a été lancée dont la rhétorique inverse le sens du racisme. Au lieu d’accepter que le racisme structurel engage notre responsabilité collective, elle pose que les véritables racistes seraient les personnes racisées. C’est le monde à l’envers. Depuis 2016, le scandale à répétition suscité par les réunions en non-mixité raciale s’inscrit dans cette histoire ; on pourrait même dire qu’il la récapitule. Présenter ces réunions comme « interdites aux Blancs », au motif qu’elles s’adressent à celles et ceux qui subissent le racisme, c’est agiter le soupçon de racisme anti-blanc. Or partager ces expériences, c’est la raison d’être de telles réunions.
Ce qui est visé, ce n’est pas seulement le lexique racial ; c’est bien le changement de paradigme, soit le fait de définir le racisme du point de vue des personnes dites racisées. « Sans la justice, vous n’aurez jamais la paix », scande le comité Adama Traoré place de la République. « L’antiracisme, c’est le racisme », lui rétorque aujourd’hui, dans l’espace médiatico-politique et jusque devant la justice, une bruyante rhétorique orwellienne, avant de conclure : « les coupables, ce sont les victimes ».
Eric Fassin est professeur de sociologie, à l’Université Paris 8. Il est notamment l’auteur « Populisme : le grand ressentiment » (Textuel, 2017) et de « Roms & riverains. Une politique municipale de la race » (La Fabrique, 2014).
Nouvel Obs