Comment tout a commencé ? Nul ne s’en souvient. Depuis plus de vingt ans, les bandes des quartiers du Canal et des Pyramides, à Évry-Courcouronnes, en banlieue parisienne, se livrent une guerre. Pour un centimètre de bitume et une réputation, ces ados, prisonniers d’un cycle de violence héréditaire, mettent en péril leur vie. Le 21 mai, un jeune de 16 ans a été une fois de plus poignardé. Alors que le gouvernement doit présenter, le 2 juin, un “plan bandes” pour stopper cet engrenage, les éducateurs tentent d’amorcer un dialogue avant qu’une nouvelle génération ne se lance à son tour dans la bataille.
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Ibrahima a 17 ans aussi, il habite à Évry aussi, à 500 mètres de chez Ousmane, mais c’est comme si son quartier à lui se situait sur un autre continent. Ibrahima est d’origine sénégalaise sauf que, avant tout, il est du quartier des Pyramides. Lui nous regarde toujours droit dans les yeux. Il dit qu’il n’a jamais peur, mais sûrement qu’il ne dit pas tout. Il a une cicatrice qui traverse une bonne partie du côté gauche de son crâne. Il ne veut surtout pas rentrer dans les détails, ce serait humiliant. Il a un sourire magnifique et impitoyable. « Je connais celui qui m’a fait ça. Je me suis vengé. Je l’ai beaucoup chopé à un contre un, à la piscine, à la sortie de la mosquée. Le traquer, ça me motive pour me lever le matin. » Son ennemi, son obsession. Ousmane, lui, ne veut pas avouer que, depuis deux ans, il a peur quand il se lève le matin. « C’est pas simple au quotidien, je ne dois pas me faire attraper. Mais, maintenant, je suis habitué. » En fait, là où il se sent bien, c’est dans son quartier : « C’est comme ça. Ça m’est tombé dessus parce que j’ai envoyé un Pyramide à l’hôpital. Parce que je suis de Canal. » Ousmane et Ibrahima ont des gueules de jeunes premiers, mais, quand ils parlent du camp adverse, ils se barbouillent de haine. Ibrahima n’est pas très costaud. Il a commencé les rixes en troisième et s’est retrouvé six fois en garde à vue. Il a passé des vingt-quatre heures au poste, reçu des amendes, il a fait un stage de citoyenneté qui a coûté 150 euros, il a eu des rappels à la loi. Mais il n’a jamais été condamné. « Canal, c’est des tapettes. Nous, on se balade tranquillement dans la ville. Pas Canal. Ils ne viennent pas ici. » Ousmane parle d’une ligne de front : « Les Pyras avancent de plus en plus. Ils sont en supériorité numérique. On ne peut les contrer qu’avec des mortiers. »
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Mais, le vendredi 21 mai, vers 14 heures, à Fleury-Mérogis, un jeune de Canal est tombé sur deux ados des Pyramides et il a reçu un coup de couteau au thorax. Le pronostic vital fut un temps engagé, mais finalement, il est sorti d’affaire. Il ne s’agit pas d’Ousmane.
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Quelques jours avant tout ça, donc, avec Ousmane, de Canal, puis Ibrahima, des Pyramides, on a passé en revue les différentes manières de faire mal, comment donner des coups de couteau dans les membres inférieurs, pour éviter de tuer. Ils nous avaient décrit l’arsenal qu’ils ressortent pour les grandes occasions. Même s’ils sont ennemis indissociables, Ibrahima et Ousmane sont d’accord sur un point : ils sont incapables d’énoncer une raison valable pour laquelle ils se battent. Cela n’a rien à voir avec un quelconque trafic illégal, ni avec la drogue, ni avec des ordres édictés par des caïds, ni avec leurs pays d’origine, ni avec leur religion. Cela a tout à voir avec une assignation aussi triste qu’arbitraire : l’un est de Canal et l’autre de Pyramides. Ici, les choses fonctionnent ainsi.
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Caroline Nisand balaie la carte du département, elle constate que ces guerres de bandes gangrènent même les zones les plus rurales. En 2020, 357 rixes ont été rencensées en France, en hausse de 24 % par rapport à 2019. La majorité se sont déroulées en Île-de-France avec une hausse de 80 % en Essonne. Elle énumère aussi un tas de dispositifs aux dénominations compliquées, imaginées pour les tuer dans l’œuf. Seulement, il y a un autre décompte, autrement plus macabre. Quatre morts en moins d’un an, des victimes qui avaient 14 ou 15 ans, rien que pour son département : des ados qui habitaient Massy, Draveil, Boussy-Saint-Antoine et Saint-Chéron.
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« Le système d’appartenance au quartier, le refuge, est d’autant plus fort qu’ils ne se sentent pas appartenir à la société, décrypte Coralie Benard, directrice d’Oser. Leur capital scolaire, social et culturel est faible. Mais leur capital guerrier est fort. C’est cette force qu’ils vont mettre en jeu pour montrer qu’ils sont quelque chose. »