L’encyclopédie en ligne contribue à façonner les réputations. Un pouvoir qui incite certains acteurs à tenter de manipuler le site, via des “faux nez”.
Xavier Bertrand a-t-il un programme écologique délirant ? Si vous avez consulté sa page Wikipédia entre 23 heures le samedi 12 juin et 10 heures le lendemain, vous avez des raisons de le penser. Dans cet intervalle, il y a été affirmé que le président des Hauts-de-France “n’adhère pas à l’objectif de la Commission européenne” en la matière, ou encore que la Cour des comptes a pointé “des problèmes de compétitivité” concernant ses propositions sur le nucléaire. Puis ce paragraphe a disparu. “Toujours pas la moindre source sur la position de Xavier Bertrand sur ce sujet”, grince “Authueil”, un “wikipédien” expérimenté, dans son message de suppression. Le passage avait été ajouté par un contributeur anonyme. Ainsi va la vie sur la version française du premier site non commercial du monde. Des discussions, des conflits et… une chasse aux ajouts trompeurs, dont la fréquence augmente quand la page traite d’un sujet polémique. La politique en fait évidemment partie, et d’autant plus à l’approche des élections. “Ce type de pages occupe beaucoup la modération, elles sont très surveillées”, confirme Pierre-Yves Beaudoin, président de Wikimédia France, l’association qui chapeaute l’édition française de l’encyclopédie en ligne.
Influencer Wikipédia est aujourd’hui un passage obligé pour qui veut nuire à la réputation d’un adversaire, ou au contraire améliorer, voire ripoliner la sienne, qu’il s’agisse de politiques, d’intellectuels ou de grandes entreprises. Rémi Mathis, ex-président de Wikimédia France et auteur de Wikipédia. Dans les coulisses de la plus grande encyclopédie du monde (First, 2021), ne se fait aucune illusion à ce sujet : “Bien sûr qu’il est possible d’influencer le contenu de Wikipédia, si on le fait de façon fine, en connaissant bien les règles en vigueur.” En mai 2020, “Jules”, un des administrateurs du site, a démantelé un trafic de “faux nez”, des comptes qui contribuaient afin d’améliorer la réputation de leurs clients, sans le dire. Pour cela, il a contacté avec un ami toutes les agences d'”e-réputation” qui mentionnaient Wikipédia sur leur site, en se faisant passer pour une entreprise. “Quatre m’ont répondu, et certaines m’ont cité le nom de leurs clients”, raconte ce conducteur de train de 27 ans, ex-journaliste. De fil en aiguille, il découvre que les pages de plusieurs dizaines d’entreprises, dont LVMH, Carrefour, Casino, la RATP ou EDF ont été modifiées en ce sens. François Jeanne-Beylot, dont l’agence, Troover, a été citée dans l’affaire, en garde un mauvais souvenir : “Je ne suis jamais intervenu pour mes clients à la sauvage, mais l’enquête a mis tout le monde dans le même lot. Je trouve ça dommage. Il y a quelques ayatollahs anti-entreprise dans la communauté qui font la pluie et le beau temps”. Axel Thomasset, directeur de l’e-réputation chez Havas Paris, agence non concernée par les révélations, préfère dire les choses autrement : “Wikipédia, aujourd’hui, c’est un peu le dernier instrument de la lutte des classes. C’est l’espace du peuple contre les élites, le dernier bastion que le pouvoir n’a pas réussi à prendre.” Lui estime qu’il y a “un avant et un après-mai 2020” sur la plate-forme, une partie de la communauté wikipédienne ayant pris conscience des convoitises que pouvait susciter son succès aussi époustouflant qu’inattendu.
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