23/12/2021
Que peut bien faire l’écrivain et chroniqueur littéraire au Figaro Magazine Frédéric Beigbeder à Lagrasse, seul, un mardi soir, hors saison ? Intrigué, Oulès engage la conversation. Il se souvient de l’explication de Beigbeder : « Je me suis échappé de l’abbaye pour boire un coup. » Et de sa réplique à lui : « L’abbaye ? Chez les fachos ? »
Des fachos ? Beigbeder ne comprend pas. L’abbaye Sainte-Marie de Lagrasse est habitée par une petite communauté de religieux catholiques, les chanoines réguliers de la mère de Dieu, avec soutane, messe en latin et chants grégoriens. L’écrivain les trouve plutôt sympas et ouverts d’esprit. Cela fait trois jours qu’il assiste à leurs offices, mange en silence avec eux au réfectoire, dort comme eux dans une cellule austère. Ce n’est pas une retraite spirituelle, mais une expérience littéraire.
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L’abbé Emmanuel-Marie signe la postface du livre “Trois jours, trois nuits”. Au détour de son texte, il cite Antonio Gramsci, le philosophe communiste enfermé par les fascistes. Une citation en apparence inoffensive, sur l’intérêt de maîtriser le latin pour comprendre la civilisation. Un lecteur aussi attentif de Gramsci sait que l’Italien a surtout théorisé l’hégémonie culturelle, un concept qui a inspiré l’extrême droite, de Patrick Buisson à Eric Zemmour : pour remporter la guerre politique, il faut d’abord gagner la bataille des idées, en imposant subtilement les siennes dans le débat public.
C’est bien ce qui inquiète les habitués du Banquet du livre, comme l’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et membre du conseil d’administration du Marque-Page : « Ce livre est une démonstration de force, une force que nous n’avons pas et que nous ne leur envions pas. On n’a aucun problème avec le fait que des écrivains de droite publient des livres de droite, mais qu’on ne mente pas sur la marchandise, ce n’est pas un livre de spiritualité. »
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Le maire de Lagrasse, René Ortega, socialiste et « laïc convaincu », se dit inquiet et « de plus en plus agacé par l’attitude des chanoines ». A Pâques, en réponse au Covid-19, « ils ont déroulé une grande banderole “Dieu vous sauvera” et les gendarmes sont venus verbaliser car personne ne portait le masque lors de la messe du dimanche », s’insurge-t-il. Il craint de voir son village colonisé par les traditionalistes : « Ce qui nous inquiète le plus, c’est que des familles de la grande bourgeoisie liées aux chanoines ont acheté une dizaine de maisons dans le village. Ils sont de plus en plus présents. »
Il en veut pour preuve l’apparition de nombreux « noms à particule » sur les listes d’émargement lors des derniers scrutins. Hervé Baro, vice-président socialiste du conseil départemental de l’Aude, admet lui aussi « une tension ». Le département souhaite modifier le cadre de sa partie de l’abbaye, en lui obtenant le statut d’établissement public culturel de coopération (EPCC), qui sanctuariserait les activités de l’association Marque-Page et le Banquet du livre. Pour Hervé Baro, la sortie de Trois jours et trois nuits doit être interprétée comme « une déclaration de guerre à la création de l’EPCC ».
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Jean-Michel Mariou est incollable sur l’histoire du village, qu’il relate avec truculence, excédé par la tentative des chanoines de la «réécrire selon leur agenda politique, véritable attaque territoriale et idéologique». Le journaliste retraité en polaire kaki a découvert Lagrasse au mitan des années 70, avec sa bande d’étudiants toulousains de la Gauche prolétarienne, ces disciples maos de Benny Lévy, le secrétaire de Sartre dont le gros des troupes fondera la Cause du peuple, et quelques années plus tard, Libération. Mariou et ses camarades, menés par Gérard Bobillier et Colette Olive, se détournent de Paris et rejoignent les Corbières. «Nous sortions vaincus et orphelins de nos années gauchistes… Ceux qui n’étaient pas partis braquer des banques ou ne s’étaient pas suicidés se sont repliés ici. On était impressionné par ces commandos de vignerons qui sortaient la nuit faire sauter des perceptions…» L’insurrection viticole est violemment éteinte. En 1979, la bande fonde à Lagrasse les éditions Verdier, du nom de la solide ferme où les activistes font le choix de leurs armes. Ce sera l’encre et pas la poudre.
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Les achats de maisons du village par des familles proches des chanoines – «des Saint-Cyriens, du genre sept enfants et des patronymes à rallonge, qu’on découvre sur les listes électorales» – inquiètent. Au point que le secrétaire de mairie, Simon Barreda, songe à un système de préemption, sans trop y croire. Les chanoines ont ainsi acquis un petit gîte pour loger les épouses et mouflets des hommes en retraite, seuls autorisés à dormir à l’abbaye.
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Ortega s’enorgueillit d’avoir participé à l’ouverture du Cada dans les années 80 et d’avoir célébré des mariages gays. Il égrène les actions culturelles, outre les Banquets du livre : festivals de danse, récitals de piano. «On a même eu le Royal Ballet de Londres. C’est ça Lagrasse, c’est la diversité. Eux, ils font du communautarisme. C’est le problème avec le mécénat : ça veut dire que les milliardaires décident de notre avenir avec leur pognon défiscalisé, sans les élus.» Barreda complète : «Dans cette histoire, on passe pour les méchants face aux gentils moines guillerets. Tout ce qu’on veut, c’est ne pas voir notre village transformé en Lourdes bis.»
Au bistrot, un artisan qui préfère rester anonyme confie avoir «le cul entre deux chaises. D’un point de vue commerçant, la “clientèle” des chanoines, jupes plissées et shorts en hiver, elle est là toute l’année. Le banquet, c’est plus ponctuel…» Mariou le concède : «La carte postale des curés footeux dans les ruelles, ça fait vendre des chocolats cathares. Les bobos type “pain complet bio et démocratie directe” ont une certaine complaisance envers les chanoines pour écouler leur camelote au marché. Mais le prix des maisons flambe. Pas sûr qu’ils y gagnent à long terme…»
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01/12/2021
Difficile d’imaginer Sylvain Tesson, Frédéric Beigbeder ou Pascal Bruckner se trémousser en pattes d’eph moulant et chandail-bedaine (crop-top en bon québécois). Et pourtant, comme Ophélie Winter en son temps, ces écrivains HTT (à haute teneur en testostérone) pourraient eux aussi entonner « Dieu m’a donné la foi ». Avec une poignée d’autres auteurs FigMag-compatibles, comme Camille Pascal (ex-conseiller de Nicolas Sarkozy et ex-collaborateur à « Valeurs actuelles »), Franz-Olivier Giesbert ou Jean-Marie Rouart, ils ont participé à un ouvrage intitulé « Trois jours et trois nuits. Le grand voyage des écrivains à l’abbaye de Lagrasse » (Fayard/Julliard), à paraître le 2 décembre, et dont le « Figaro Magazine » (étonnant, non ?) a publié des extraits dans son édition du 19 novembre, sous le titre illuminé « Touchés par la grâce ». Amen.
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Cette tendance, portée par des écrivains souvent marqués à droite, voire très à droite, s’inscrit dans la guerre culturelle qui se joue actuellement. Face à une prétendue déchéance de l’Occident, les ultra-conservateurs (y compris ceux qui se font les ardents défenseurs de la laïcité) prônent un retour aux racines chrétiennes. C’est, comme on a pu le lire dans l’enquête d’Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué dans « le Monde », la croisade que mène Vincent Bolloré, propriétaire, entre autres, du titre « France catholique ». Celle aussi d’Eric Zemmour. Au XVIe siècle, la Contre-Réforme avait donné le Baroque ; au XXIe, c’est « A bas les wokes ».
(Merci au Tocsin)