Vous dressez un parallèle que d’aucuns qualifieraient d’osé entre le djihad prôné par Sayyid Qutb et l’appel à « mourir pour le Christ » formulé par le moine Bernard de Clairvaux (1090-1153), docteur de l’Eglise catholique, évoquant un « même héritage commun, chrétien autant que musulman, bien lourd pour nous tous ». Qu’entendez-vous par là ?
Certains spécialistes ont souligné que Bernard de Clairvaux, fervent soutien des Templiers, s’était directement inspiré de versets du Coran évoquant le djihad dans son prêche pour soutenir la deuxième croisade. Mon propos est donc de rappeler qu’il existe un christianisme belliqueux, et qu’il a pu être porté par des personnes qui, comme Bernard de Clairvaux, sont considérées comme très spirituelles et pacifiques.
Je vois donc des convergences avec le jihad de Qutb, en tant qu’il s’agit d’expériences à la fois mystiques et physiques. D’où l’attachement que j’avais au titre des deux premières éditions de ma lecture de Qutb, Mystique et politique : cette mystique est à la fois centrale, tout en pouvant être dévoyée dans chaque religion, chrétienne comme musulmane. Il n’y a donc aucune civilisation qui puisse se prévaloir d’incarner la paix ou la tolérance.
Quel est ce « post-islamisme prometteur » que vous évoquez en conclusion de votre « Coran des islamistes » ?
Je me situe dans la lignée d’Olivier Roy, qui observait dès les années 1990 un post-islamisme émergeant dans certains pays musulmans [après son ouvrage L’Echec de l’islam politique, en 1992, dans lequel il diagnostiquait l’impasse des partis islamistes, condamnés à se normaliser une fois au pouvoir et à abandonner leur projet idéal de bâtir un Etat fonctionnant purement selon les principes de l’islam, Olivier Roy a avancé la notion de « post-islamisme » pour définir l’émergence depuis trois décennies d’un islam politique réduit à un référent identitaire s’inscrivant dans un Etat fonctionnant selon des principes séculiers].
J’ai pensé, comme lui, que cette nouvelle tendance pourrait façonner une certaine démocratie, rendant possible une vie commune entre des idéologies antagonistes. A rebours de la vision intégriste – qui est celle de l’Arabie saoudite ou de l’Iran –, ce post-islamisme désacralise certains aspects de la vie, en particulier collective, et permet de renouer avec une distinction du politique et du religieux. Cette démocratie musulmane s’illustre dans le Maroc actuel ou, à ses débuts, dans la Turquie de Recep Tayyip Erdogan [l’actuel président turc a été premier ministre de 2003 à 2014], avant que son régime ne sombre dans l’autoritarisme.
Il ne s’agit donc pas d’être pro- ou anti-Frères musulmans, mais de prendre acte de la popularité d’un islamisme modéré dans beaucoup de ces pays, et qui oblige à composer avec. L’élimination physique, comme pratiquée actuellement en Egypte, ne fait que reproduire ce qu’il s’est passé avec Sayyid Qutb : transformer ces militants en martyrs.
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