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Le journaliste Victor Castanet publie chez Fayard, le 26 janvier, une riche investigation sur Orpéa, leader mondial des Ehpad et des cliniques, dévoilant, témoignages et documents à l’appui, les coulisses de ce groupe privé français.

(…)

Nous étions le 19 septembre 2019, près de neuf mois après le début de mon enquête. France 2 lançait sa nouvelle émission politique « Vous avez la parole ». Je regardai aussitôt un teaser de l’émission sur mon portable et fus stupéfait de découvrir le visage de l’invité-phare de cette première : Xavier Bertrand ! L’ancien ministre de Nicolas Sarkozy, l’ancien assureur de Saint-Quentin, le président de région tout-terrain, deux fois ministre de la santé (2005‑2007, puis 2010‑2012), crédité à l’automne 2021 de plus de 15 % d’intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2022, prêt à revêtir la casaque de la droite républicaine…

« Vous comprenez maintenant, Victor, pourquoi on se sentait tout-puissant, chez Orpéa ? On avait le ministre de la santé de l’époque dans notre poche, avance Métais. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Au-dessus, il ne reste que Dieu. Et encore, pas sûr qu’il nous aurait été aussi utile. » (…)

[Xavier Bertrand] a été l’homme fort de la santé durant la période la plus déterminante du secteur de la dépendance : les années 2002‑2010, où le marché des autorisations d’Ehpad et de cliniques a littéralement explosé. (…)

A en croire le témoignage de l’ancien directeur médical de Clinéa, Xavier Bertrand ne s’est jamais rendu à aucune commission de développement. Mais régulièrement, en pleine réunion, le docteur Jean-Claude Marian aurait laissé échapper un commentaire permettant à ceux qui étaient au courant de comprendre que le ministre de la santé de l’époque allait être informé d’un dossier. (…)

D’après Patrick Métais, Bertrand est… l’assurance tous risques du groupe : « Quand il n’y avait vraiment plus d’autres solutions, alors Marian faisait appel à Bertrand. C’était la solution de dernier recours. Mais, avec celle-là, on était presque sûr que ça passait. Je pense que, plus encore que sur les autorisations, Bertrand nous aidait à être financés. »

Il faut comprendre le contexte. Pendant toute une période, dans le courant des années 2000, les conseils généraux et les ARH pouvaient valider des autorisations de création d’Ehpad sans avoir encore les financements de l’Assurance-maladie. « Et il fallait attendre deux, trois, quatre ans pour être financés, reprend Métais. La clé, dans ces années-là, c’était vraiment le financement et la place de votre projet dans l’arrêté de classement. Tout notre boulot, c’était de nous retrouver en haut de la liste. Et le ministre avait clairement le pouvoir de débloquer des crédits ou d’accélérer des financements. Le patron de Clinéa me le disait ou Marian le sous-entendait. Il disait : “J’appelle qui il faut”, ou encore : “J’appelle l’assureur !” Je ne sais pas si tout le monde comprenait autour de la table, mais c’est évident que les principaux responsables du groupe étaient au courant. Je savais que Marian avait un accès direct au ministre. Il avait son “06” et déjeunait régulièrement avec lui. Je peux même vous dire précisément où ça se passait. Ils allaient bouffer à La Closerie des lilas. »

Patrick Métais ne sera pas le seul à me raconter ces déjeuners en ville qui réunissaient régulièrement le patron du groupe Orpéa et le ministre de la santé de l’époque, et dont l’existence n’a en soi rien de répréhensible. L’un des plus importants analystes financiers de la place de Paris, qui a suivi le secteur des maisons de retraite pendant plus de cinq ans pour une très grosse banque, me confirmera les propos de Patrick.

A la suite de ces révélations, je décidai de contacter Roselyne Bachelot, qui a été elle-même ministre de la santé sous Nicolas Sarkozy (de 2007 à 2010). Je me rendis chez elle le 8 janvier 2020 et nous discutâmes pendant plus de deux heures. Mme Bachelot, aujourd’hui ministre de la culture d’Emmanuel Macron, m’affirma qu’elle n’était en rien au courant des liens susceptibles d’unir Xavier Bertrand au groupe Orpéa. Mais elle me révéla durant cet entretien trois informations essentielles.

La première concerne la délimitation du portefeuille ministériel de Xavier Bertrand durant les années Sarkozy. Mme Bachelot a été nommée ministre de la santé et des sports le 18 mai 2007 et le restera jusqu’en novembre 2010, soit plus de trois ans et demi. Mais ce que l’on ne sait pas forcément, c’est qu’elle ne s’occupait pas des questions liées au grand âge, à la dépendance, aux maisons de retraite. Tout un pan de la santé lui avait été refusé, ce qui l’avait mise, à l’époque, hors d’elle. « On m’avait dit : “Vous n’avez pas le médico-social, ça reste chez Xavier Bertrand”, qui était alors ministre du travail. Je trouvais ça stupide parce qu’on me demandait dans le même temps de faire une réforme, la loi Hôpital, patient, santé et territoire de 2009, qui a pour but justement de décloisonner le système de santé. Et on ne me donnait pas toutes les clés pour le faire. » (…)

« La dernière révélation de Roselyne Bachelot permet de mettre en lumière les pouvoirs discrétionnaires dont jouit un ministre de la santé en France »

Le deuxième point est bien plus problématique. Roselyne Bachelot, désormais ralliée à Emmanuel Macron, accuse son ancien collègue du gouvernement Sarkozy d’avoir usé de pratiques électoralistes alors qu’il était ministre de la santé : « Xavier m’a fait un de ces coups… Du Xavier tout craché ! Il y a eu deux grands plans de financement à l’époque. Le plan Hôpital 2007 et le plan Hôpital 2012. Le plan Hôpital 2012 couvrait la période où j’ai été ministre de la santé. On dressait une liste de tous les établissements de santé que l’Etat allait financer durant cette période. Sauf qu’en 2007, avant même l’élection de Nicolas Sarkozy, Xavier a envoyé des lettres sans qu’il y ait aucune étude des dossiers à des tas d’élus en leur disant : “Je vous ai retenu dans le cadre du plan Hôpital 2012.” Quand je suis arrivée au ministère, tous les financements étaient attribués. Il a attribué ces financements n’importe comment, sans aucune étude des dossiers. Il a envoyé des lettres de confirmation qui ne valaient absolument rien sur le plan administratif. » L’objectif recherché est clairement affiché. Les dossiers sont triés. Choisis. (…)

La dernière révélation de Roselyne Bachelot permet de mettre en lumière les pouvoirs discrétionnaires dont jouit un ministre de la santé en France. « Il y a une tradition qui veut qu’il y ait une certaine part des autorisations de création d’établissements de santé qui reste entièrement à la main du ministre, m’avoue-t-elle. Et pour être précis avec vous, elle s’appelle la liste du ministre dans le secteur sanitaire. Vous pouvez la retrouver dans les archives du ministre, s’il veut bien vous y donner accès. Mais pas dans les archives du ministère. » (…)

Bien évidemment, j’ai contacté Xavier Bertand pour obtenir sa version des faits et lui donner la possibilité de répondre aux différentes interrogations soulevées par les témoignages de Patrick Métais, l’ancien directeur médical de Clinéa, et de Roselyne Bachelot, l’ancienne ministre de la santé. (…)

[M. Bertrand répond par écrit à l’auteur, assurant avoir respecté les procédures, et contestant tout lien privilégié avec Orpéa :]

« Si j’ai déjà rencontré M. Jean-Claude Marian, comme je rencontrais à cette époque de nombreux acteurs du monde de la santé et du monde médico-social, il n’est pas un ami et je n’entretiens aucune relation spéciale avec lui.

Vous utilisez à de nombreuses reprises dans vos questions le terme d’“aide” qui aurait pu être apportée au groupe Orpéa. Il n’est pas question d’aider qui que ce soit, mais de faire en sorte que les projets présentés aboutissent dans le strict respect des procédures et en lien étroit avec les élus et les collectivités territoriales, notamment départementales pour la question du financement.

Ce que vous appelez “liste du ministre” n’était qu’un simple processus mis en place avec la CNSA [Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie] destiné à relayer les demandes des élus que reçoit tout ministre et destiné à financer des places dans un Ehpad ou à boucler un budget de construction, jamais de financer intégralement un établissement, ce qui aurait été impossible sans les contreparties des collectivités, en particulier des départements. (…) » (…)

Afin d’aller au bout de mon travail d’enquête, je formulai alors [à l’intention de M. Bertrand] une nouvelle série de questions, lui donnai un délai supplémentaire de deux semaines pour répondre afin de donner toute sa place au contradictoire, lui proposai de nouveau une rencontre et lui demandai une nouvelle fois s’il serait d’accord pour que je consulte les fameuses « listes du ministre » rédigées à son époque. Je ne reçus aucune réponse à ce dernier mail.

« Je savais que [les dirigeants d’Orpéa] étaient très très bien avec Xavier Bertrand » – Jean-François Rémy, apporteur d’affaires du groupe

(…) Si le groupe Orpéa a officiellement ouvert sa première maison de retraite en Charente-Maritime en 1989, son premier gros coup, qui va véritablement le faire changer de catégorie, s’est déroulé dans l’Aisne au début des années 1990. Le groupe, ne possédant alors qu’une petite dizaine d’établissements dans toute la France, va obtenir, en quelques mois, la gestion de sept Ehpad dans le département d’élection de Bertrand : à Saint-Quentin, Soissons, Fère-en-Tardenois, Château-Thierry, Beaurevoir, Hirson et Tergnier. Des établissements qui ont tous ouvert dans le courant des années 1990.

L’apporteur d’affaires d’Orpéa dans le nord de la France, l’incontournable Jean-François Rémy, avec qui je me suis entretenu à plusieurs reprises, me confirmera avoir été au courant des liens étroits qui existeraient entre le groupe et l’ancien ministre de la santé. « Je savais qu’ils étaient très très bien avec Xavier Bertrand, certifie-t-il. Quand vous reprenez le nombre d’Ehpad et de cliniques qu’ils ont obtenus dans le département de l’Aisne, dans le 02, où Bertrand a fait sa carrière politique… Tout le monde le savait et tout le monde le disait. »

Le Monde

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