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Pierre Manent : «Les Européens s

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Souveraineté nationale, souveraineté européenne, souveraineté du peuple…Différentes conceptions de la souveraineté s’affrontent… Quelle est la plus juste ?

Nous vivons sous l’autorité d’une idée du juste qui se résume à ceci : il est injuste de former et de défendre un bien commun qui nous soit propre. Face à ce commandement politique, trois réponses sont données, formant trois partis qui se partagent l’opinion.

La classe dirigeante accepte ce nouveau principe de justice. Elle ne veut rien valider pour la France sans l’étendre à l’« Europe », rien déclarer « français » sans souligner que c’est inséparablement « européen ». D’où l’étrange solécisme dans lequel s’obstine notre président en vantant la souveraineté « française et européenne », la « souveraineté de la France et de l’Europe »… La France et l’Europe peuvent être libres ensemble, fortes ensemble, ou même faibles ensemble, mais certainement pas « souveraines ensemble ». Si l’on est un peu rigoureux, on doit admettre deux possibilités et deux seulement. Ou il y a une souveraineté européenne, les nations gardant certaines prérogatives en vertu du principe de subsidiarité ; ou il y a une souveraineté française, comme une souveraineté italienne, allemande, etc., ces nations consentant des transferts de compétences aux institutions communes européennes, la source ultime de la légitimité restant dans les peuples constituants, ainsi que la Cour constitutionnelle allemande l’a répété avec toute la clarté souhaitable. En refusant d’admettre cette alternative, en mettant un point d’honneur à cultiver un langage équivoque, on se rend incapable de distinguer puis d’articuler judicieusement un bien commun français et un bien commun européen.

À l’opposé, et c’est la faiblesse de l’argumentaire « nationaliste », on suppose que, sous l’usurpation européenne et la gouvernance élitaire, un peuple français vigoureux et intact attend seulement qu’une bonne fée le réveille. Or le fond de notre expérience collective aujourd’hui, la constatation que nous partageons tous, c’est que les os de ce peuple sont fragilisés et ses muscles atrophiés : la classe ouvrière, la paysannerie, ont pour ainsi dire disparu, ses syndicats diminués ne jouent plus le grand rôle associatif qui était le leur, ses familles spirituelles sont exsangues, sa religion historique en déshérence, la langue française traitée avec indifférence ou dédain, les divertissements venus d’Amérique embrassés avec ferveur… chacun peut ajouter à la liste. Si l’immigration musulmane représente un tel défi, c’est d’abord en raison du contraste entre l’assurance avec laquelle la population nouvelle garde sa religion et ses moeurs, et la facilité avec laquelle la population ancienne laisse dépérir ce qui lui donnait sa physionomie morale et spirituelle.

Le seul effort sérieux de réflexion politique vient du troisième côté, de La France insoumise. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, conduit une entreprise politique. Il a vivement saisi que, dans notre pays, le peuple politique avait disparu. Il veut donc créer un nouveau peuple politique. Il sait que le mot « peuple » lui-même est suspect, mais il sait aussi qu’il n’y a pas de politique sans peuple politique. Alors il propose un peuple nouveau qui réunirait la France nouvelle, largement musulmane, la partie la plus radicale de l’opinion progressiste (« wokiste »), et cette extrême gauche toujours vivace parmi nous qui garde une nostalgie inconsolable des révolutions violentes, ou au moins des barricades. Il espère qu’une partie suffisante du peuple ancien aussi sera conquise par la perspective de « faire peuple » à nouveau, quitte à sacrifier la meilleure part de son héritage. Si elle prenait vraiment corps, cette entreprise serait à mon sens extrêmement dommageable pour notre pays, mais elle doit nous rappeler que nous n’échapperons pas indéfiniment à la nécessité de former à nouveau un peuple capable de se gouverner lui-même.

Le Figaro

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