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Solène est une chanteuse française d’une trentaine d’années. Elle raconte ses premières manifestations avec sa mère et sa colère lors d’une conférence anti-avortement tenue dans son lycée privé catholique, qui lui a donné la volonté de se battre « contre une morale religieuse qui empêche l’émancipation des femmes ». En juillet 2020, elle se rend à une manifestation « justice pour Adama » (Traoré) et postule pour rejoindre le groupe des « colleuses contre les féminicides », dont elle admire le « courage » et trouve le projet « génial ». Aujourd’hui, près de deux ans plus tard, elle dit revenir de loin. La décapitation de Samuel Paty en octobre 2020 par un jeune réfugié tchétchène qui reprochait au professeur d’avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves sera à l’origine d’une faille dans l’engrenage thuriféraire de Solène. « Quelques jours après l’assassinat, je découvre sur leur compte Instagram une photo d’un de leurs collages mentionnant « Stop à l’islamophobie » qui invitait à ne pas faire d’amalgame, puis des stories qui rappelaient que l’« islamophobie tue ». Ça a été un sacré choc. J’ai ressenti pour la première fois de la colère. Pour moi, c’était irrespectueux après l’assassinat d’un prof en France ! » s’enflamme Solène.
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Audrey a 24 ans et finit ses études en région parisienne. Métisse, elle évoque ses origines maliennes et le couple mixte que forment ses parents avant d’enchaîner sur son « ancienne vie des réseaux ». « J’étais présente sur Instagram et commençais à me créer une petite communauté d’abonnés. Mon axe, c’était l’antiracisme. (…) Rapidement, elle remarque que ses abonnés la critiquent quand elle montre « sa facette blanche ». Qualifiée à maintes reprises de « bounty », Audrey confie avoir arrêté de se lisser les cheveux pour ne pas être accusée de céder à une « pression blanche ». « Un jour, je suis tombée sur un TikTok d’un influenceur noir adopté par des parents blancs qui critiquait les propos de la réalisatrice Amandine Gay sur la sociabilisation des enfants noirs adoptés et j’ai eu le malheur de le partager dans ma story. J’ai été tellement harcelée de messages que mes parents, qui s’inquiétaient beaucoup de l’influence des réseaux sur ma vie, m’ont conseillé de fermer mon compte. »
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Pour le psychanalyste Ruben Rabinovitch, « l’ennemi, sur un plan psychique, revêt une double fonction : d’abord celle d’expulser hors de soi et de projeter sur lui tout ce qui est inquiétant, menaçant et mauvais. Dans cette traque compulsive de preuves de racisme, d’homophobie, de machisme, il ne peut pas y avoir de nuance puisque c’est souvent un combat avec soi-même, avec ses propres scrupules racistes, anti-homosexuels, machistes, etc. Ensuite, leur ennemi leur offre en retour cette identité qu’ils recherchent et confère au groupe une cohérence et une cohésion. L’ennemi n’est pas seulement celui qui diffère de soi, mais celui qui définit le soi, comme un négatif photographique, comme une image aux couleurs inversées. Sans ennemi, ils se dissoudraient », explique-t-il.
Interrogé sur l’agressivité dont peuvent faire preuve certains militants envers d’anciens alliés, Ruben Rabinovitch souligne les fantasmes de fusion qui travaillent ces groupes : « Il s’agit pour leurs membres de former un même corps, un même organisme. La moindre contradiction et le plus léger signe d’altérité font alors planer sur le groupe une insupportable angoisse de morcellement. Haïr le dissident et l’ériger en traître et en ennemi ressoude ces groupes précaires. Il est en outre toujours plus confortable de haïr que de penser. »