Alors que le champ de recherches qu’il propose de développer aurait pu en faire l’économie, Pap Ndiaye a cru bon de consacrer tout un chapitre pour tenter de réhabiliter la « race » dans le discours public français et dans la recherche en sciences sociales. C’est sur cette partie du livre que je vais m’arrêter car l’argumentation de Pap Ndiaye s’oppose en tous points à celle que développent les deux universitaires américaines dans leur livre. Leur but étant de montrer que la race est une fiction qui aboutit à aggraver le racisme en occultant ses véritables causes.
Comment Pap Ndiaye réhabilite la notion de « race »
(…) Au terme d’un raisonnement qui aboutit à démontrer qu’en ce qui concerne les « Noirs » en tout cas, la « race » existe, Pap Ndiaye en vient logiquement à se demander pourquoi les Français ont eu tendance jusqu’ici à occulter cette réalité ? La réponse tient dans ce qu’il appelle « le modèle républicain » que les Français auraient intériorisé. C’est la critique centrale qu’il adresse aux universitaires français. Une fois de plus, le modèle américain sert ici de référence pour déplorer un « retard » de la recherche française. Reprenant à son compte les termes polémiques de Didier Fassin, Pap Ndiaye va jusqu’à parler de « déni ». Etant donné que la réalité de la race se situe au niveau des « imaginaires », le fait que les historiens français ne l’aient pas vue est la preuve d’un « aveuglement » (« color blindness »), le plus souvent inconscient.
(…) Après avoir déformé mon propos pour le rendre compatible avec sa propre démarche d’intellectuel défendant la cause d’une « minorité opprimée », Pap Ndiaye me reproche de ne pas avoir mené un « combat conséquent » contre les discriminations, car j’en serais resté à une « déclaration d’intention ».
(…) Si je voulais me placer sur le même terrain polémique que Pap Ndiaye, je pourrais lui retourner le compliment en affirmant qu’étudier le racisme en se focalisant sur une seule communauté, c’est le comble de « l’inconséquence ». C’est ce que disent à leur manière les sœurs Fields, puisqu’elles affirment que cet exclusivisme racial centré sur les Noirs contribue à pérenniser le racisme aux Etats-Unis.
(…) Pap Ndiaye justifie l’importance accordée à « l’imaginaire » dans sa définition de la « race » noire en écrivant : « Pour paraphraser les propos de Sartre concernant les Juifs, un Noir est un homme que les autres hommes tiennent pour noir » (p. 57). Mais plus loin, il reproche à ceux qui voudrait « déracialiser » la société française de faire des Noirs « un pur imaginaire, une représentation dans les regards, reproduisant ainsi l’erreur de Sartre qui fait du juif une invention des antisémites ». Si l’on comprend bien, la « race » noire est une construction imaginaire, mais en même temps elle n’est pas imaginaire.
Le même genre de contradiction apparaît quand on examine les données statistiques (publiées en annexe) qu’il mobilise pour définir la « race » noire à partir du critère de la « discrimination raciale ». Un tiers des personnes « se déclarant noires » affirment en effet n’avoir jamais subi de « discriminations raciales » et la proportion atteint 42% pour la population se déclarant « métis issus de noirs ». Pap Ndiaye reconnaît par ailleurs qu’une partie des gens qui appartiennent selon lui à la « race » noire ne veulent pas être définis comme tels, surtout dans la population antillaise. Mais alors comment peut-on construire une catégorie à partir d’un critère qu’on ne retrouve pas chez plus du tiers des personnes concernées ? Pap Ndiaye répond en affirmant que les « Noirs » qui ne veulent pas être identifiés ainsi ou qui nient avoir subi des « discriminations raciales », sont victimes du « modèle assimilationniste républicain ».
Ce qui m’a frappé dans ce raisonnement, c’est de retrouver 50 ans plus tard, un mode de raisonnement en tous points identique à celui des intellectuels marxistes d’autrefois qui définissaient le prolétariat par « la conscience de classe ». A leurs yeux, les ouvriers qui n’affichaient pas publiquement cette facette de leur identité était victimes d’une « aliénation », imputable à l’idéologie bourgeoise ou à la religion (« l’opium du peuple »).
(…) Pap Ndiaye refuse de prendre vraiment en considération le fait que nos sociétés sont organisées sur une base nationale. Là encore, son livre tranche avec celui des sœurs Fields. La thèse du « retard » ou de « l’aveuglement » de la recherche française ne peut se justifier qu’en partant du postulat que ce qui est vrai aux Etats-Unis vaut également pour la France.
« Race », sorcellerie, racisme. Réflexions sur un livre récent. (par Gérard Noiriel)