D’après le politologue Olivier Roy , l’obsession des sondages a conduit tous les derniers présidents droit dans le mur. Pour mieux connaître la société, il suffit pourtant de « traverser la rue »…
Macron est le troisième président, après Sarkozy et Hollande, à être désavoué au bout de son premier mandat, même si ce désaveu s’est décalé sur les élections législatives. La désaffection envers le politique est une tendance lourde, illustrée aussi par la croissance de l’abstention. Il y a beaucoup de raisons à ce désamour et la presse s’en fait bien volontiers l’écho. On incrimine évidemment les défauts de chaque président : les coups de colère de Sarkozy, l’indécision de Hollande, l’arrogance de Macron. Mais comment se fait-il que le même schéma se répète alors que les personnalités sont si différentes ?
Les trois présidents n’ont manifestement jamais compris ce qui se passe, tout en étant persuadés d’être à l’écoute des Français et d’avoir les meilleures informations sur les variations de l’opinion publique. Convaincus donc que l’opinion vire à droite sur les questions de société, d’immigration et de sécurité, tous les trois, alors qu’ils avaient entamé leur mandat sur une approche plutôt libérale (Hollande et Macron) ou même ouverte sur la question religieuse (Sarkozy et le discours de Latran), ont raidi à mi-mandat leur discours pour couper l’herbe sous le pied de l’extrême droite, en mettant en avant la lutte contre le séparatisme islamique ; or tous les trois ont fait monter le vote extrême droite au lieu de le récupérer et tous les trois se sont retrouvés confrontés, durant leur mandat, à des mouvements sociaux de grande ampleur qui n’ont jamais porté sur la thématique que le président du moment croyait essentielle dans l’opinion (immigration, islam et sécurité). […]
Pourquoi cette obsession des sondages a-t-elle conduit tous les derniers présidents droit dans le mur ? La réponse est simple : on ne peut pas conclure un vote d’une opinion. D’après un sondage Harris Interactive d’octobre 2021 : 61 % des Français pensent que le grand remplacement (« les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire ») va se produire en France et… 67 % s’en inquiètent. Mais le candidat qui fait campagne sur ce thème ne fait que 7 %. Selon un sondage IFOP-Fondation Jean Jaurès de septembre 2020, à la question « Faites-vous passer vos convictions religieuses avant les valeurs de la République ? », 74 % des Français musulmans de moins de 25 ans et 25 % des 35 ans et plus répondent oui. Mais le seul parti politique qui se déclare explicitement musulman, l’Union des démocrates musulmans français, fait moins de 1 % quand il présente des candidats. Et les jeunes d’origine musulmane, quand ils votent, votent Mélenchon, c’est-à-dire social et pas religieux. Donc cette polarisation laïcité/islamisme qui mobilise le monde politique, intellectuel et médiatique (c’est-à-dire l’univers d’Emmanuel Macron) ne se traduit pas dans les votes. […]
Mais les « non sondés » reviennent toujours, dans la rue et dans les urnes. Cette personne a certes des opinions, mais elle a une vie, une vie qui admet des opinions contradictoires (je n’aime pas les Arabes, mais j’aime bien mon gendre ou mon voisin, arabes, bien sûr), des appartenances à des niveaux différents (âge, classe sociale), des humeurs, des hiérarchies de besoin et de revendications (écologie ou essence bon marché, médecin étranger ou pas de médecin). Bref, il faut regarder la société dans sa complexité et ses dynamiques propres plutôt que d’en faire un catalogue d’options et d’opinions. Il suffit de traverser la rue.