Ciblés par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, les dealeurs qui officient dans le nord-est de Paris sont originaires pour la plupart d’une ville agricole du nord du Sénégal, Louga, où le trafic enrichit la population et où les plus jeunes rêvent de partir en Europe à leur tour. De lui, on ne connaît que son identité, consignée dans une fiche du deuxième district de police judiciaire (2e DPJ) de Paris. Un état civil réel, Cheikh N., deux alias, une date de naissance, une adresse à Sevran (Seine-Saint-Denis), une nationalité, sénégalaise, et une ville d’origine : Louga, à trois heures de route de Dakar, en direction de la frontière mauritanienne.
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« Les Lougatois ont été les premiers Sénégalais à oser entrer dans le trafic de drogues dures en Europe, raconte-t-il. Ils n’ont pas de scrupules ou de barrières morales, car toute la famille s’est cotisée pour qu’ils partent. Ils doivent rapporter de l’argent, ou mourir. Et pas grave si c’est dans le crack qui ravage les gens, il faut pouvoir exhiber l’argent, les trois épouses, les grandes maisons et les voitures. »
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Samba rêve d’Europe sur son coin de trottoir avec, autour du cou, une médaille rectangulaire représentant Serigne Touba, le khalife de la confrérie des Mourides, très puissante et présente dans la région. « La vie ici est très méchante, heureusement Serigne Touba le grand marabout nous protège. Mais la police française a raison, beaucoup de jeunes de Louga sont à Paris pour le crack. » Son copain Assane, tee-shirt rayé, surenchérit : « On sait tous ce qu’ils font, ils sont accueillis par des amis là-bas, ils vont dans les parcs, les gares et ils vendent. Et quand ils rentrent, tout le monde les aime plus que nous. C’est hypocrite, on est musulmans, on est croyants, et le crack, c’est de l’argent sale d’une société matérialiste. Quelqu’un qui fume un joint ici, il est très mal vu, mais vendre de la drogue dure là-bas, ça ne pose pas de problème. »
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Cette générosité lui coûte cher. Sans arrêt, son téléphone sonne. C’est le quartier à Louga. Il faut donner de l’argent pour un enfant né chez le voisin, pour une cousine qui a besoin de soins, « même quand le chien est malade ». A Paris, deux fois les policiers lui tombent dessus. Deux fois le tribunal, et deux fois l’incarcération, à Fresnes (Val-de-Marne) et à Fleury-Mérogis (Essonne). Il aime bien la prison, il y travaille légalement, il fait chaud, il peut manger trois repas par jour. Il finit par rentrer au Sénégal, où il devient peintre. « J’ai trop parlé, les modous vont me tuer », s’émeut-il, bravache et amusé, après avoir divulgué les rouages d’un phénomène resté flou jusque-là. Ousmane assume tout : il ne se sent pas coupable d’avoir vendu une drogue délétère, petite main d’un système plus grand que lui. Comme lui, d’autres modous ont été expulsés et se sont effondrés, à peine capables de se payer un Nescafé, dans une société où le problème n’est pas tant d’être pauvre que « pauvre en espoir ». « Pour moi, c’est une vengeance de vendre du crack en France. Les Français ont pris tout ce qu’il y avait de bien ici, et quoi, nous, on vend juste un peu de crack ? », dit-il pour conclure sa diatribe contre la colonisation.
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Au départ, il y a ces grandes pirogues colorées de Saint-Louis, sur lesquelles il a embarqué à destination de Ténérife, aux Canaries. Dix jours de mer, quarante-cinq jours de rétention, il obtient une carte de séjour et se rend à Paris. Pour s’acclimater à la capitale, il commence par vendre des tours Eiffel, des objets en plastique qui clignotent, des parapluies pour la tête, des bracelets. Les marges sont faibles, il est le seul soutien d’une famille polygame, doit compter sur ses doigts le nombre total de ses enfants : huit. Il voit ses colocataires brasser des milliers d’euros et se lance dans le crack.
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A Louga, Abdou se rend chez un marabout pour obtenir des amulettes d’invisibilité aux yeux des policiers. Il rachète surtout un visa, apposé sur le passeport de quelqu’un qui n’est pas fiché. Et le contrôle biométrique avant l’embarquement à l’aéroport de Dakar ? Aucun problème, Abdou sait comment neutraliser ses empreintes digitales vingt-quatre heures avant le vol. Il faut soit se mettre de l’acide sur les doigts, ou un briquet pour les brûler, ou encore une lime à ongles pour les effacer. Ça fait mal, bien sûr, mais ça ouvre les portes de l’Europe. Grâce au crack, Abdou construit une maison à Louga. Un trafic dont toute la ville profite. Selon une statistique approximative n’engageant que lui, sur dix Lougatois présents à Paris, la moitié dealerait des cailloux.
Selon le commissaire à la retraite Keita, le financement de visas avec l’argent de la drogue est rendu possible par les « voyagistes », ces intermédiaires qui permettent de passer les frontières. Il liste leurs pratiques : « L’infiltration des chancelleries avec la corruption des agents. C’est un business sombre mais qui marche très bien. (…) Les techniques d’effacement biométrique » – exactement les mêmes que celles d’Abdou – ou la voie maritime pour les plus pauvres. Pour lui, augmenter les expulsions de modous, c’est « faire de la politique, et pas de la police » : « Si vous virez tous les Lougatois, il y aura, je ne sais pas moi, les Gabonais, ou même les Roumains qui prendront le marché, puisqu’il existe », promet-il.
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